La ronde du monde - Ô Dieu visuel

Clic clac, clic clac,
cliquettent les kodaks.
Et tournent les caméras,
tournent les magnétos,
crachent les projos.
Le son et l'image
font grand tapage.
Après l'âge de pierre,
l'âge du feu, du fer,
puis de l'imprimerie
du vénéré Gutenberg,
voici aujourd'hui,
ô Dieu audiovisuel,
la toute nouvelle
très Sainte Trinité :
photo, radio, télé.
Qui te permet de jouer
à l'imagier-sorcier.

Clic clac, clic clac,
cliquettent les kodaks.
Sans être parvenu
à remonter le temps,
te voilà enfin pourvu
pour conserver le présent.
Ton premier lolo,
ton premier pot-pot,
ton premier "pa-pa",
tes tout premiers pas,
tes premiers pâtés.
Tes parents épatés.
Tes années-lycée,
tes accès d'acné.
Ton uniforme kaki
de flingueur gratuit.
La quille, bordel !
Tu te fais la belle.

Clic clac, clic clac,
cliquettent les kodaks.
Tu te fais la belle,
la belle de ta vie.
Epousailles en blanc,
première maternité,
une ou deux après.
Vacances à l'océan,
hôtels Pieds-dans-l'eau.
Tes potes de boulot,
de grosses grasses bouffes.
Peu ou prou d'esbroufe
avec poses prospères
pour la postérité.
Tes rides de grand-père
et puis de retraité.
Et une petite pierre
dans un grand cimetière.

Clic clac, clic clac,
cliquettent les kodaks.
Les pros de l'info,
mercenaires de la bobine,
embobinent les gens
pour fixer leur bobine
au prix de l'argent.
Dans la rue, les anonymes
qui font l'opinion.
Dans les palais, les importants
qui font le pognon.
Et les événements.
Crime de sang à la une
sur revers de fortune,
scandale sur la deux,
sale guerre sur la trois...
Ailleurs n'est pas mieux.
Pas de place à la joie.

Clic clac, clic clac,
cliquettent les kodaks.
Chacun veut jacter,
crier sa vérité.
Refaire le passé,
témoigner du présent.
Personne pour écouter ?...
Mais le plus important,
c'est d'embobiner.
Les petits opprimés,
les grands déprimés,
et les causes perdues.
Ceux qui ont survécu.
Les bien mal-aimés,
les mal-dans-leur-peau...
Puis ceux qui rassurent,
qui promettent, assurent
que tout sera beau.

Clic clac, clic clac
cliquettent les kodaks
Mais va donc savoir
ce qui restera à voir
de nos conserves de présent,
dans deux, trois mille ans ?
Alors que l'Antiquité,
des Pyramides érodées,
continuera de regarder...
l'Humanité !

© Jacques Guilloreau
Cris écrits