Nouvelles d'ailleurs - Finir en beauté

Publié le par Jacques Guilloreau

Devant le déficit des assurances maladie, le nombre croissant de suicides, les autorités ont ouvert des centres spéciaux agréés. Et incitent les malades incurables, les grabataires, les handicapés profonds, les désespérés à venir s'y faire "traiter". En douceur.

De notre correspondant à Paris.

  Un quartier de ville de province, pourrait-on croire, en ce coin relativement tranquille du 15e arrondissement de Paris, avenue Emile-Zola. C'est là, tout près de la Maison médicale Jeanne-Garnier, spécialisée en soins palliatifs, qu'a été récemment ouvert l'un des centres spéciaux agréés par le ministère de la Santé. Et baptisé "La voie bleue".
  D'autres établissements de ce type, sont maintenant implantés dans les grandes villes d'Europe, d'Amérique du Nord et aussi de certains pays du reste du monde (Chine, Japon…). Ils portent, en général, ce genre d'appellation évocatrice qui se veut, bien sûr, non seulement politiquement correcte, mais apaisante, empreinte de sérénité, presque encline à inspirer un courant de sympathie, à l'instar d'établissements à caractère commercial.
  Ainsi voit-on fleurir, au fronton de ces constructions, des dénominations telles que "Vers les champs étoilés, "Au-delà du miroir", "La voie de la Vérité" "Le destin maîtrisé"…, tous plus lyriques et prometteurs les uns que les autres, sans toutefois faire référence à une quelconque croyance religieuse précise. La tendance est d'utiliser des termes capables d'assurer un consensus général en matière de spiritualité, une sorte de syncrétisme.

Situation sans précédent
  Devant la quantité sans cesse croissante des populations très âgées, approchant et même dépassant maintenant largement le cap symbolique du siècle, mais malheureusement souvent atteintes d'une multitude de maladies irréversibles, sinon de handicaps, et dans un état de dépendance tel, pour ne pas dire grabataire… Devant le nombre grandissant aussi des désespérés : chômeurs, inadaptés à la société technologique, laissés-pour-compte de la société de consommation, inconsolables affectifs réfugiés dans la dépression, malades incurables... qui mettent fin à leur jours dans des conditions lamentables, mettant parfois d'ailleurs la vie d'autrui en péril (suicides par le gaz, sauts dans le vide de fenêtres ou du haut d'immeubles, crashs en automobile…)… Devant ces dizaines de milliers de personnes, dans chacun des pays du monde, qui n'ont plus le désir de vivre et n'ont pour ultime espoir que celui de mourir et qui, cependant, comme elles le disent elles-mêmes, n'ont pas "le courage"… Et se détruisent alors petit à petit par la prise massive d'alcool ou de drogue. Ou les deux à la fois… Devant cette épouvantable misère de certains êtres humains face à cette vie contemporaine qu'ils estiment ne pas être la leur ou celle qu'ils espéraient et qu'ils ne supportent plus… Devant cette situation sociale sans précédent dans l'histoire de l'humanité et devant, il faut le dire, les dépenses de plus en plus lourdes du secteur "santé" des différents Etats, les gouvernants, après maintes réunions internationales, discussions éthiques, tergiversations, se doivent d'accepter d'envisager puis de mettre en place ce réseau mondial de centres spéciaux.

Parfum d'aventure
  Dès lors, les pouvoirs publics organisent d'habiles campagnes d'"information", pour ne pas dire de publicité, pour inciter les populations concernées à venir se faire "traiter" dans ces centres spécialisés. Des centres qui offrent, aux dires des autorités, toutes les garanties d'une prise en charge personnalisée, dans un climat de confiance, une ambiance chaleureuse, avec tout le respect dû à la personne humaine.
  Ainsi, depuis quelque temps, dans cet état d'esprit, sont diffusés des messages tant dans la presse écrite que sur les différentes chaînes de télévision, avec des formules du genre : "Partez en sérénité pour ailleurs", " Choisissez l'au revoir dans la dignité", "Décidez vous-même de votre destin", "Découvrez le passage secret", "Demain, vous saurez"… Cela fleure bon le parfum d'aventure, le voyage initiatique ou le parcours-découverte. Mais donne aussi, tout de même, matière à réflexion. Ce que ne manquent pas de souligner quelques associations et groupes de pression, partisans de la vie à tout prix, même à celui de la souffrance, et qui affichent, eux, des slogans bien entendu diamétralement opposés : "La vie d'abord", "La vie envers et contre tout", "Dieu seul a ce droit", "Dieu vous jugera"…

Eviter ce naufrage
  Et voilà les conditions dans lesquelles nous faisons connaissance, dans la salle de réception bleue et apaisante du centre de l'avenue Emile-Zola, de quelques-uns des candidats au "voyage".
  "Vous savez, nous confie une vieille dame très digne, Sylvie, au visage sillonné par l'érosion du temps, mais encore fine et de l'allure, qui a dû être jolie, je vis encore chez moi, mais je suis seule depuis que mon compagnon, lui, est parti il y a déjà bien longtemps. Et je sens maintenant, jour après jour mes forces m'abandonner. Je ne pourrai bientôt plus faire mes courses, ma cuisine, m'occuper des papiers…Bien sûr, j'ai quelques heures d'aide ménagère, mais ça ne suffira bientôt plus. Je pourrais aussi aller en maison de retraite, mais je ne peux me résoudre à cette idée. J'y suis allée voir ma mère, jadis… Vivre uniquement avec des vieux qui, petit à petit, perdent la tête, réduits à un état végétatif, puis souvent incontinents … C'est vivre, ça ?… Plutôt un ghetto, un mouroir, oui. Alors, je préfère m'en aller, pendant qu'il est encore temps, pour éviter ce naufrage. Non, ce n'est pas pour aujourd'hui. Je viens seulement m'inscrire, préparer mon dossier… Mon examen de passage, en quelque sorte, ajoute-t-elle, malicieuse, visiblement avec une grande sérénité. Parce qu'on n'accepte quand même pas tout le monde, ici. Il faut raconter un peu sa vie, ses problèmes… se montrer vraiment «motivé», comme ils disent. Heureusement, d'ailleurs, parce qu'il y aurait sûrement des abus."

Degré zéro de la communication
  A quelques pas, Jean-Philippe, apparemment plus jeune que Sylvie, vêtu d'un costume classique bien coupé, mais le visage défait, l'air usé, accablé, semble heureux de pouvoir parler. "Je suis si seul. Seul depuis si longtemps. Depuis que je suis parti à la retraite… enfin depuis qu'on m'a mis à la retraite, plutôt.
  Vous savez, moi, j'ai consacré ma vie à ma carrière. Réussie d'ailleurs. Ingénieur en robotique, plus un diplôme en gestion-marketing, j'ai toujours occupé des postes à responsabilités avec de multiples contacts à l'échelle internationale. Toujours en train de négocier des contrats sur tous les continents, sautant d'un avion à l'autre... Tant et si bien qu'à la quarantaine passée, après plus de vingt ans d'union, ma femme m'a quitté. Pour quelqu'un de plus disponible, peut-être… Et c'est à ce moment là que j'ai ressenti le premier niveau de la solitude.
  Il me restait cependant la firme et tout son tissu relationnel. Une famille, en quelque sorte. Mais lorsque a sonné l'heure de la mise à la retraite d'office, cela a été pour moi le son du glas. Du jour au lendemain, plus rien. Plus de clients, plus de collaborateurs, plus de secrétaire… Plus de responsabilités, plus de pouvoir, non plus. Plus rien. Le néant. Enfin, si : une bonne retraite. Mais bonne à quoi ? Sûrement pas à faire mon bonheur, en tout cas. Quand aux relations de voisinage, dans une mégapole comme l'agglomération parisienne, c'est autant dire le degré zéro de la communication. Dans son propre immeuble, on est presque un étranger. Les gens ne vous saluent même plus. Ou à peine. Quant aux enfants, après leurs études, diplômes en poche, ils sont partis vivre leurs ambitions loin de la vieille Europe. Alors, vous savez… "

Au bout du rouleau
  Cependant que nous nous marchons vers le bureau de la Direction avec laquelle nous avons rendez-vous, rentre un homme encore jeune, d'une trentaine d'années peut-être. Difficile à dire avec sa tête hirsute, ses cheveux longs et sales, ses vêtements qui n'en sont plus. Sans doute, à juger de son apparence, un "sans domicile fixe" selon la formule clean consacrée. Le regard dans le vague, il semble déjà dans un autre univers. Et soliloque. "Ben, mon vieux, t'as vu dans quel état qu't'es. Ah ! si t'avais une p'tite dose, ça te remonterait p't-être. Mais t'as plus un rond. Et t'as même plus la force de tirer un sac ou même de faire la manche. Au bout du rouleau, j'te dis. Enfin, heureusement qu't'es arrivé là. Tu vas voir, y vont bien te soigner. Un bon décrassage, une bonne nuit dans des draps bien propres, d'après c'qui disent. La vache ! ça ne t'est pas arrivé depuis… depuis… J'sais même plus. Mais ça fait un sacré moment… Et puis aussi une p'tite bouffe… Et, en plus, quelqu'un avec qui jacter, histoire d'passer le temps. Ça va t'changer drôlement, toi qu'personne n'voit plus depuis belle lurette. Putain, sacrée soirée ! Et d'main matin, frais comme un gardon pour l'grand voyage. Fini la rue, l'froid, les embrouilles, les poubelles pour bouffer... Une p'tite dose en douce, avec le sourire d'une nana. Et hop, salut Berthe !… A moi l'paradis. En tout cas, ce s'ra toujours mieux qu'cette vie-là."

Apaiser l'esprit
  L'homme s'est livré sans que nous lui demandions quoi que ce soit. Peut-être pour se délivrer. Ou se prouver qu'il existait encore. Ou bien, muré dans la solitude de la rue, par simple habitude de dialoguer avec lui-même… Qui pourrait le dire ?
  Quelques instants plus tard, une secrétaire nous introduit dans le bureau du "Directeur" qui s'avère être une directrice ! Une femme d'une cinquantaine "jeune", souriante, en tailleur bleu uni clair. Tout semble étudié, ici, dans les moindres détails, pour apaiser l'esprit. Non seulement la couleur des tenues vestimentaires du personnel, mais aussi la couleur des murs, la douceur de l'éclairage mi-naturel, mi-artificiel, le moelleux du sol pourtant non moquetté, l'ambiance feutrée générale… Tout concourt à surtout éviter l'impression de lieu thérapeutique. Et pourtant…

Beaucoup de délicatesse
  La directrice s'applique à nous tracer les grandes lignes du fonctionnement de l'établissement.
Première étape : la réception. Les personnes désireuses d'être traitées sont reçues avec ou sans rendez-vous. Il y a parfois des urgences qui requièrent une certaine rapidité, mais jamais toutefois de précipitation. Il faut d'abord établir un dossier. Une tâche dévolue aux hôtesses-secrétaires, ce qui demande non seulement beaucoup de doigté, de délicatesse pour éviter de froisser, de heurter des personnes le plus souvent en plein désarroi, mais aussi une authentique chaleur humaine. Premier regard, première impression du visiteur, l'accueil doit lui inspirer une pleine et entière confiance.
  Seconde étape : l'entretien avec un écoutant-psychologue. Il a pour but d'apprécier le degré de motivation et surtout de légitimité du désir exprimé. Un sujet encore jeune, atteint simplement d'un profond chagrin affectif ou de dépression nerveuse due au stress professionnel, par exemple, ne sera pas admis et sera dirigé vers un centre de soins adapté à son cas. Jugé apte à être récupéré et encore utile à la communauté humaine après guérison, il peut et doit être traité autrement.
  Troisième étape : la veillée. Si le sujet ne vient pas ici pour une première prise de contact, comme dans la majorité des cas, mais pour bénéficier du traitement dans les meilleurs délais, il peut lui être attribué immédiatement une chambre. Pris en charge par des soignantes attentives, il est douché, shampooiné, coiffé, rasé (pour les hommes qui le souhaitent), habillé de vêtements fournis par l'établissement ou conserve éventuellement les siens. Convié à partager un repas en commun à la salle à manger, il regagne ensuite sa chambre où il peut, selon son souhait, bénéficier ou non de la compagnie d'une personne bénévole, laïque ou religieuse, à qui il peut se confier, révéler ses angoisses… Bref, libérer son esprit par une sorte de confession. Il peut également obtenir, plus tard dans la soirée, un tranquillisant, voire un somnifère.

La seule accompagnatrice
  Quatrième et dernière étape. A l'heure choisie, un rendez-vous déterminé la veille avec la direction, le sujet est invité, accompagné de deux soignantes, à gagner la Salle des départs. Une salle circulaire, aux murs prolongés par un plafond-écran hémisphérique. Au milieu, entouré d'autres sièges, un très confortable fauteuil avec appuie-tête, permettant même d'allonger ses jambes. Bien installée là, la personne a la faculté de se faire projeter, en Totalvision, des séquences panoramiques sur le thème de son choix (océan, montagnes, grands espaces…) sur un morceau de sa musique préférée, ou bien un extrait de film. Certains s'offrent un petit "caprice" comme, par exemple, une flûte de champagne. Bien entendu, des membres de la famille ainsi que des familiers peuvent venir partager ces instants comme on accompagne un voyageur sur le quai d'une gare ou un cosmonaute pour un départ vers les étoiles. Mais la plupart du temps, la seule accompagnatrice est la solitude assistée de la sincère compassion d'un ou d'une bénévole et du personnel. Bien entendu également, le processus peut être interrompu à tout moment par le sujet lui-même, mais cela n'est encore jamais arrivé. La décision est toujours mûrement réfléchie.

Flashs de plaisir
  Geste ultime mais qui n'a rien de thérapeutique. Une assistante, contrairement à ce que l'on croit généralement, ne pratique aucune piqûre comme cela se faisait il y a encore peu de temps, dans la semi-clandestinité, elle applique simplement un patch contenant non seulement la dose létale de substance active, mais aussi un dérivé morphinique. Les produits se diffusent doucement, en quelques minutes, éteignant progressivement les lumières du cerveau tout en générant d'ultimes flashs de plaisir.
  "Ainsi est entrée, aujourd'hui, l'euthanasie dans nos mœurs, conclut la directrice de cet établissement à l'activité tout à fait nouvelle. «Euthanasie» (du grec «eu» signifiant «bien» et «thanatos» : «mort»), un terme créé par Francis Bacon, un philosophe anglais du 16e siècle, qui estimait que le rôle du médecin était non seulement de guérir, mais aussi d'atténuer les souffrances liées à la maladie. Et, en cas d'impossibilité de guérison, de procurer au malade «une mort douce et paisible»".

Cette idée approuvée
  Mais l'euthanasie était, il y a encore peu, un concept ambigu, objet d'une certaine crainte dans l'esprit non seulement du grand public, mais aussi des dirigeants politiques. Beaucoup cultivaient en effet le souvenir de cette époque particulièrement pénible de l'Histoire où l'eugénisme d'un régime dit «nazi» instauré en Allemagne, au 20e siècle, avait entraîné l'élimination systématique de milliers d'enfants malformés ou handicapés, de malades mentaux et, de manière générale, de tous les individus ne répondant pas aux normes établies.
  Cependant, à force d'être explicitée, cette idée a fini par être acceptée puis même approuvée par l'ensemble des populations. Dès lors qu'elle reste une opération volontaire, décidée par l'individu seul, en possession de ses facultés mentales.

Partir dans la dignité
  Quand je pense qu'à la fin du 20e siècle, les gens devaient supporter et leurs souffrances, avant que n'existent les soins palliatifs, et l'acharnement thérapeutique imposé par le corps médical de l'époque, avec un appareillage complexe, coûteux et dégradant pour lesdits «patients» (dénommés fort à propos, d'ailleurs).
  Heureusement, nous avons désormais tous le pouvoir de maîtriser notre destin et de choisir d'interrompre notre vie, si besoin est, avant la déchéance physique ou mentale, et de partir dans la dignité. De «finir en beauté», si je peux me permettre cette expression."
 
Nous n'ajoutons rien à cette déclaration en forme de plaidoyer et laissons le mot de la fin à notre interlocutrice. Avec la responsabilité de ses propos.

© Jacques Guilloreau, Nouvelles d'ailleurs.

Publié dans Nouvelles d'ailleurs

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