La ronde du monde - Train d'enfer
Beaucoup ne l'auront jamais.
Ils resteront sur le quai
jusqu'à la fin de l'éternité.
Certains loupent le marchepied,
s'en sortent donc sans y entrer.
D'autres le prennent en marche,
à contre-voie, à contre-pied,
à contrecœur, à cloche-pied,
manquant de peu la contremarche.
Cependant, pour la plupart,
ils le prennent à l'arrêt,
au seul hasard d'une gare
d'une quelconque contrée.
Des va-nu-pieds pour beaucoup,
émergeant d'un brumeux passé
qui ne fait pas l'Histoire,
n'ont qu'une place debout
dans les tristes couloirs...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
D'autres munis d'un pedigree,
riche passeport pour la Vie,
s'installent dans un wagon-lit,
vivant déjà sur un grand pied.
Magnifiques de pied en cap,
ils prennent le bon cap.
Pour les uns, gosses de misère,
c'est déjà la vraie galère.
Pour les autres, fils du profit,
c'est déjà du tout cuit.
Les sans-rien sont condamnés
à jouer serré, serrer les dents
survivre dans ce train bondé.
Attendre, poliment patients,
un petit bout de banc de bois.
Se le faire souffler parfois,
au finish, par un plus fort,
plus rapide ou plus retors...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
Quelques grosses têtes surdouées
pour engranger le savoir-faire,
ont droit aux places de première,
remboursées sur note de frais.
Les beaux et riches héritiers
en ont besoin pour leur confort...
Assurer que cette populace,
par exemple, des autres classes,
ne manifeste pas trop fort
son très manifeste inconfort.
Et distribuer, si besoin est,
quelques dragées pour l'apaiser.
Outre l'ordre dans les couloirs,
il faut bien aussi prévoir
de très saines occupations
pour ce petit monde en émoi
qui pourrait poser des questions
quant au sens de ce convoi...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
Bref, on se mettrait à penser...
Alors, il faut bien rassurer.
Porter la toute bonne parole
avec alléluias pleins d'entrain
et très imagées paraboles.
Prêcher que le Chef de train,
et aussi Suprême justicier
infiniment bon et parfait,
est ici et ailleurs à la fois
bien que nul jamais ne le voie,
et sait tout à fait ce qu'il fait.
Sur la bonne foi de quoi,
chacun lui confie sa destinée,
à défaut de savoir sa destination,
l'appelle Très Haut, par son nom :
Allah, Brahma ou Jéhova...
selon compartiments ou wagons,
espérant sa dieuveillante attention...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
Mais le Très Grand, sain d'esprit
souffrant peut-être de l'ouïe,
n'entend guère cris et gémissements
de cette foultitude de gens
sans cesse en train de s'affronter,
se méfier, se défier, se défendre,
se manger le nez, se pourfendre.
Pour tenter de s'approprier
une place de meilleur choix.
Et puis deux, et puis trois...
et, si possible, un compartiment.
En rêvant d'un super wagon-lit
d'Orient-express-Mille-et-une-nuits.
Hélas, c'est oublier que le destin
peut prier chacun, à tout instant,
de vider les lieux sur-le-champ,
au grand milieu des champs
ou au beau milieu des prés...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
Hélas, qui que vous soyez,
voyageur sans aucun bagage,
parfois même sans billet,
ou en tapageur équipage,
sale galeux ou brillant galonné,
petit gringalet ou gros malabar,
fan ou non du Chef de train,
vous ne pouvez être certain
que de votre heure de départ,
jamais de l'heure d'arrivée.
Ce train n'a pas d'horaire affiché
pour franchir les plaines du temps.
Y a-t-il d'ailleurs un Chef dedans ?
Si ce n'était qu'un très beau jeu,
un petit train sur Voie Lactée,
pour ensoleiller l'univers nuageux
d'un merveilleux enfant gâté.
Par exemple, d'un fils de Dieu !...
Ça marche à un train d'enfer,
personne n'y peut rien faire.
© Jacques Guilloreau, Cris écrits.