8 - De la terre aux étoiles - Je me raconte

Publié le par Jacques Guilloreau

Retour chez mère-grand
   Fin 1985, bouleversement dans le secteur Bâtiment. Notre filiale Unitecta fusionne avec son principal concurrent, Weber et Broutin. Je perds ainsi une grande partie de ma "clientèle" !  Et il est légitime de s'interroger quant à la justification de ma fonction. M. Tisserand me verrait bien rejoindre le service publicité de Griffine Maréchal. Ce qui ne m'enthousiasme guère. De mon côté, après consultation informelle, je lui suggère d'offrir ma collaboration à Solpub qui, à mon sens, manque d'un concepteur-rédacteur. Et c'est ainsi que je pose officiellement ma candidature auprès de M. Laporte à qui j'ai rendu le petit service déjà relaté et qui, entre-temps, bien qu'étant ingénieur des Mines de formation, est devenu responsable administratif de Solpub. Après lui avoir fourni mon CV, les documents afférents à mes diverses formations, ainsi que mes books présentant un florilège de mes travaux accomplis pour les trois filiales Solvay de la Défense, il émet un avis favorable pour mon intégration à l'équipe. En février 1986, je rentre de nouveau dans le giron de la "grand-mère", comme l'appelait familièrement M. Benoît, évoquant les relations de Solvay avec ses petites filles, les filiales !
   Et le 1er avril, non, ce n'est pas un poisson, mais une lettre signée du directeur général, que je me vois remettre, pour commémorer le 23e anniversaire de mon entrée dans la Société, "en témoignage de gratitude pour les services dévoués(…) rendus" !  Lettre assortie d'une allocation spéciale et d'une breloque en vermeil à l'effigie des deux fondateurs, les frères Ernest et Alfred Solvay.
   J'ai un peu plus de 50 ans. Et à l'heure où certains commencent à spéculer sur leur compte de points et l'horizon de la retraite ou, pire, commencent à être mis sur la touche et voient poindre un possible licenciement ou une mise à la retraite anticipée d'office, moi, j'entame une seconde carrière  !  Avec, à la clé, un incroyable éventail de produits à promouvoir. Et pas des yaourts ou des couches-culottes, mais des produits techniques, industriels destinés à des professionnels, des entreprises, des industries… Des produits dont il faut s'entretenir avec les ingénieurs ou techniciens pour en appréhender la technologie, extraire les propriétés essentielles et reformuler ces informations de manière synthétique, vulgarisée. Et vendeuse !  Ce qui n'exclut pas toutefois, dans l'accroche, la petite pointe d'humanité, le petit grain de fantaisie, voire de poésie... Ceci pour les annonces de presse. En ce qui concerne l'édition de brochures, la publication de communiqués, cela s'apparente plutôt à un travail journalistique de vulgarisation, en prévoyant illustrations et éventuellement croquis pour une meilleure compréhension. Voilà un job que je considère pleinement dans mes cordes et qui me permet quotidiennement de m'enrichir. Intellectuellement !
 
   Je suis désormais appelé à œuvrer pour les multiples secteurs d'activité du groupe. Des secteurs complètement différents impliquant aussi de nombreux interlocuteurs.
   A tout seigneur tout honneur, la base, la raison première d'être de Solvay, les produits chimiques traditionnels : le carbonate de calcium utilisé dans la fabrication du verre, le bicarbonate de sodium (le fameux Bicar !) aux multiples applications dans l'alimentaire, la pharmacie, l'écologie, l'agriculture… La soude caustique, le chlore et ses dérivés comme l'eau de Javel, l'acide chlorhydrique, les solvants tels que le trichloréthylène utilisé pour le nettoyage à sec... Les produits peroxydés comme l'eau oxygénée aux propriétés blanchissantes et antiseptiques, utilisée dans l'industrie du papier; le traitement des eaux… Les perborates entrant dans la composition des lessives… Pour toute cette gamme de produits, je dois dire sans aucune flagornerie, avoir plaisir à travailler avec M. Nicolas, docteur ès sciences, Claude Raymond, Michel Balleydier, Daniel Catta, de jeunes ingénieurs comme Chantal Christien, Bruno Polidori, Patrick Roumegoux, Yannick Capron…
   Les sels tiennent une grande place également au sein du groupe : sels de table Cérébos et de Bayonne, sels régénérants Axal pour adoucisseurs d'eau, sel pour le déneigement… Je travaille avec Jean-Michel Devaux, un jeune HEC, accédant ultérieurement à la direction du département, ainsi qu'avec deux de ses collaborateurs du service marketing, Heller et Sylvie Montel.
   Un troisième secteur, les matières plastiques . PVC mais aussi des produits très techniques tels que polyéthylène, polymères spéciaux, destinés à l'industrie, qui, malgré tout, avec un peu d'imagination, permettent des publicités créatives. Avec la complicité de Paul Gioan, ingénieur et… pianiste émérite à ses heures, la collaboration d'une autre jeune et souriante ingénieur, Corinne Boutillier. Des produits que nous retrouvons dans un quatrième grand secteur très diversifié : la transformation.
   La transformation regroupe un assez grand nombre de filiales spécialisées dans des productions complètement différentes. Je suis amené à promouvoir certaines d'entre elles : flacons pour l'industrie pharmaceutique, la parfumerie, les détergents, l'industrie alimentaire. Feuilles en PVC pour l'emballage agroalimentaire, pharmaceutique…, pour lesquelles je collabore avec un charmant garçon d'Alkor-Maréchal, Edouard Desurmont.
   Bien sûr, je continue de travailler pour les plaques en PVC Ondex, avec maintenant pour interlocuteur, Alain Rémy, un homme rond, portant barbe rousse, compétent, précis sans être ergoteur, avec qui j'ai plaisir parfois à m'évader de l'entretien professionnel pour élargir le panorama de notre conversation.
   Je me vois aussi confier la conception de la publicité institutionnelle du groupe. Et en cette fin des années 1980, je vois se profiler le passage d'un siècle à l'autre et même bien davantage. Et j'ose d'ores et déjà proposer une communication titrant : Solvay vous ouvre la voie du 3e millénaire sur fond d'illustration d'une cité ou site de production futuriste implanté dans une nature maîtrisée tracée au cordeau. Avec en base line, la signature du message, deux mots a priori antinomiques : Solvay : une tradition de progrès.
 
 
  Ambiance plutôt amicale au sein de la cellule, sous la houlette de M. Laporte. Chaque matin, à neuf heures, nous nous retrouvons dans un petit local baptisé pompeusement "labo" où l'on entrepose du matériel audiovisuel et procède à quelques travaux, mais où trône surtout une machine à café autour de laquelle s'est instauré un véritable cérémonial quotidien, dans l'arôme du petit noir !  Tout est donc bien dans le meilleur des mondes si… Si ce n'est qu'assez rapidement un frère d'arme, en quelque sorte, ne devient plus ou moins frère ennemi. Lui est graphiste, moi concepteur-rédacteur, nous sommes faits pour travailler en team, nous compléter. Je ne vois pas très bien d'où peut naître un quelconque antagonisme. Et pourtant, force m'est d'observer que les sentiments de mon collègue Jean-Paul Le Hir évoluent en raison inverse du temps d'activité que nous devons nécessairement passer ensemble. Remarques désobligeantes, propos sarcastiques, allégations de mauvaise foi, rejet de responsabilité en cas de litige… Bref tout un train d'amabilités qui, des portes du ciel, vous emmènent doucement mais sûrement au seuil de l'enfer !  Que me vaut l'honneur de ce traitement ?  Peut-être notre différence socio-culturelle. Lui issu du milieu bourgeois de l'avenue Victor-Hugo dans le 16e arrondissement, ayant noué des amitiés dans les grands lycées parisiens, devenues par la suite qui préfet, qui notaire… Moi, d'origine rurale, sorti d'un petit collège de la France profonde du Pays d'Ouche. Mais n'est-ce pas surtout mon imagination qui lui porterait ombrage ?  Cette imagination qui, sans être géniale, alliée à mes quelques connaissances éclectiques, m'évite le syndrome de la page blanche et, bien au contraire, excite mes transmetteurs neuronaux et me permet rapidement de proposer des projets cohérents et attractifs. Des projets qui remportent souvent d'emblée l'adhésion de nos "clients". N'est-ce pas là la clé de cette situation conflictuelle qui s'installe, s'amplifie, devient détestable. A moins que ce ne soit le désamour. Le désamour des femmes, depuis son divorce, avec lesquelles il semble avoir des rapports éphémères et difficiles, peut-être même le désamour de lui-même, qui amène Jean-Paul à ne plus aimer personne. Pire, à devenir constamment habité par une sorte de hargne vis à vis de tout le monde. Combien de fois je l'entends tenir des propos fielleux sur le dos de gens qui viennent tout juste de sortir du bureau…
   Quoi qu'il en soit, cet état d'esprit empoisonne littéralement ma vie professionnelle que j'apprécie beaucoup par ailleurs. A tel point que je cesse de déjeuner avec mes collègues au restaurant d'entreprise, préférant me contenter d'un sandwich et d'un demi Chez Pépita ou à L'Athénien où m'accueillent Janine, la patronne, à la caisse, avec un sourire, Alain, le barman, attentionné mais souvent surbooké, cependant que j'essaie en vain d'attirer poliment la bienveillance du patron, moustache noire et œil vérificateur !…. Par la suite, car ce régime finit par me creuser, je décale simplement mon horaire de repas. Ou encore, de temps en temps, je rejoins Solange pour déjeuner au restaurant d'entreprise de Dior, rue Jean-Goujon, avec lequel sa banque a conclu un accord. Un endroit chaleureusement animé, offrant sur l'un des côtés l'intimité de stalles de quatre places, et qui n'a rien à envier à certains restaurants du quartier pas du tout bon marché !
   Après quelques coups de gueule avec Jean-Paul, car ce qui n'arrange rien nous devons cohabiter à trois dans un bureau équivalant à la surface d'un studio, et après avoir soulevé et failli renverser son bureau sur lui, je préfère prendre l'initiative de m'exiler !  Dans un bureau inoccupé, repéré dans le couloir central de l'étage. Après accord du chef de service concerné pour ce prêt d'espace et avoir informé ma hiérarchie de ma ferme intention, je demande aux services généraux, de procéder à mon déménagement. Je pourrai au moins travailler en paix ! "Seul, mais peinard". Décidément, c'est une formule qui me va bien.
   Je demeure ainsi en ce lieu jusqu'à la modernisation complète des bureaux de notre étage et qu'il m'en soit attribué un, individuel, entre celui de Jean-Paul et celui de Christian Crouzet. Ce qui n'empêche pas "le hideux", comme l'appelle parfois Christian, plaisantant plus ou moins, de me pousser dans mes derniers retranchements pour me faire exploser. Et il y parvient parfois parfaitement; jusqu'à m'en faire péter les plombs qui fondent… en larmes aux yeux. Lors de l'une de ces agressions verbales que j'ai de plus en plus de mal à supporter, j'en arrive à demander, en criant : "Mais foutez-moi à la porte si vous n'êtes pas content de moi !". Christian, sans doute un peu embarrassé par ces situations, m'invite gentiment, par deux fois, à déjeuner à l'extérieur pour me remonter le moral. J'en ai besoin, car je me sens au bord du vide.
   Heureusement, en 1988, arrive un souffle nouveau venu d'ailleurs en la personne d'une jeune femme, de formation journalistique, Caroline Gervereau. Mince, coupe au carré, dynamique, elle est recrutée pour créer un organe de presse interne. Elle s'avère rapidement compétente et très bosseuse. Dommage de la voir se bitumer les poumons avec deux ou trois paquets de cigarettes journaliers !  Ultérieurement, viennent s'adjoindrent une puis deux collaboratrices dont Marie-Hélène Limousin, une jeune femme, coupe de cheveux à peu près similaire, mais plutôt ronde, elle aussi efficace.
   Bientôt, je me vois sollicité pour rédiger des articles dans cette revue baptisée Catalyse, diffusée aux quelques 10 000 employés de Solvay en France, tirée en quadrichromie sur papier couché. Bien entendu, comme toujours, je tiens à acquérir rapidement la formation adéquate pour fournir une prestation satisfaisante. Ce qui m'amène à acheter et à étudier quelques bouquins édités par le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes de la rue du Louvre, consacrés à la rédaction, au reportage… Et je fais mes premières passes d'armes dans cette nouvelle spécialité, pour moi, de la communication. Avec succès. Car mes articles sont bien accueillis.
   Nous traversons une curieuse phase au cours de laquelle la Communication de Solvay France est confiée à M. Marq, un cadre supérieur de la Sté Maréchal, un HEC dont j'ai souvent entendu parler pour sa brillante ascension au sein du groupe et qui, semble-t-il, se voit soudain attribuer un poste plus honorifique qu'opérationnel. Il a d'ailleurs, paraît-il, reçu comme consigne de la direction générale de ne pas intervenir dans notre création. Son look de cadre moderne, souriant, son bureau (occupé auparavant par M. Laporte, au 5e étage, celui de la direction) réaménagé selon ses goûts, ne rentrent pas ou mal dans le moule du cadre industriel, tendance austère, de Solvay. Lui, est un peu trop flamboyant !  Et sa carrière dans la société mère est d'ailleurs de courte durée, poussé prématurément vers la sortie. Lors de son pot de départ, il nous dit entamer une fonction de conseiller auprès du Conseil économique et social.
 
 Disco, rock and Co !
   Je ressens, à une époque, le besoin de renouer avec une activité physique et m'inscris au Gymnase club, par l'intermédiaire du Comité d'entreprise de Solvay. Mais n'ayant pas reçu l'accueil espéré au centre de la rue Frémicourt, dans le 15e, que j'avais justement choisi pour sa petite piscine, je n'y retourne pas. Et je décide de substituer la danse à l'activité sportive. La danse de salon, s'entend. Et me voilà fréquentant, en fin d'après-midi, les thés dansants du Club de l'Etoile et sa "mélodie en sous-sol", avenue Foch. Je renoue donc avec les rythmes des sixties, du rock-and-roll au tango via le paso doble, mais aussi avec le disco, qui permettent au corps autant de s'exprimer que d'exsuder !  Et aussi, cerise sur le gâteau, de permettre quelques rapprochements avec des corps étrangers sans phénomène de rejet. Parfois même de jouer quelques accords de corps à corps !  Ainsi ai-je quelques cavalières de prédilection pour exécuter telle ou telle danse, comme Rose-Marie, une blonde dont le corps, tout en souplesse, mais avec de fermes rondeurs arrières, ondule et se confie intimement, propre à faire s'élever la température. Ou bien la petite Marie qui quitte momentanément son copain-câlin et vient me chercher pour se jeter dans le tourbillon d'un rock déchaîné !  Mais tout cela reste sans conséquences, hormis quelques baisers échangés de temps à autre pour couronner la fin d'une danse… Rentré chez moi, une bonne douche rafraîchissante et je me sens comme après une épreuve sportive, en phase euphorisante de récupération. Cela vaut bien le Gymnase club !
   Mais un jour, j'invite une souriante petite brune, vive, pétillante, de contact agréable. Courant de sympathie. En fin de séance, nous échangeons nos numéros de téléphone. Elle s'appelle Lucie J.
(36). Je l'envisage comme une possible chouette copine. Quelque temps après, nous reprenons contact, buvons un ou deux pots ensemble, discutons amicalement des choses de la vie. Elle est dans le secteur médical et travaille à l'hôpital Necker, en néphrologie. Divorcée, elle a une fille, Sylvie, qui ne vit plus avec elle. Curieusement, nous sommes presque voisins puisqu'elle habite rue Leriche, près du métro Convention !  Un jour, lui proposant de l'inviter un soir au restaurant, elle me suggère L'Univers, rue d'Alésia. Accueil sympathique, elle semble connaître les lieux. On y mange bien sans se ruiner. Nous y retournons une seconde fois. Et là, en sortant, alors que je lui ouvre la porte de la voiture, elle me remercie d'un baiser… sur la bouche. A cet instant, une pensée jaillit à la vitesse de la lumière, me disant que ma vie va se complexifier !  Que faire devant pareille situation quand le sujet du verbe actif est tout à fait appétissant ?  Surtout après un bon repas qui réchauffe toujours un peu le corps et désinhibe l'esprit. Je ne peux que décemment l'inviter à visiter ma gentilhommière !… Cela me fait penser à la chanson de Juliette Gréco, " Déshabillez-moi, déshabillez-moi / Oui, mais pas tout de suite, pas trop vite…" à cet instant magique où la femme offre doucement, graduellement son corps. Je ne sais plus qui, de mes mains ou des siennes, ouvrent son corsage libérant deux superbes fruits du désir ensoleillés, gorgés de la fierté d'être. Et bientôt s'ouvre le canapé pour accueillir nos corps qui s'ouvrent l'un à l'autre. Je dois cependant avouer que cette toute première fois n'est pas une apothéose !  Stress de cette situation imprévue ?  Pensées pour Solange ?… Très perturbateur tout ça. Mais reconduisant ensuite Lucie chez elle et me garant momentanément sous le porche du parking voisin de son immeuble, elle me gratifie des douceurs conjuguées de ses lèvres et de sa langue, qui me font à nouveau exploser de bonheur. Un autre soir, alors que nous sortons d'un gros câlin, elle me raccompagne jusqu'à ma voiture garée rue de la Convention, en nuisette et porte-jarretelles sous son trench-coat…Une petite coquine, en fait, cette petite Lucie "bien comme il faut" ! Et c'est ainsi qu'au fil du temps, de ces moments de plaisir renouvelés éclot une véritable relation amoureuse. Mais si faire l'amour est une chose bien agréable, nous ressentons assez vite, l'un et l'autre, l'envie d'être ensemble le plus souvent possible, de dormir ensemble… Nous nous invitons mutuellement l'un chez l'autre et passons désormais des nuits réunis. Au petit matin, dans la lumière du jour qui se lève, je regarde sa poitrine qui se soulève doucement, son visage de madone qu'elle n'est pas. Je suis à la fois heureux et mal. Mal à l'aise d'être amené à jouer ce double jeu entre elle et Solange. Obligé de devoir dissimuler, de taire mon emploi du temps, voire légèrement le falsifier, m'arranger pour téléphoner à l'une quand je suis avec l'autre et vice versa. Mais l'attrait est le plus fort.
   Je vais la cueillir le plus souvent possible, en fin de journée, à la sortie de l'hôpital Necker, devant le grand portail de la rue de Sèvres. Je la vois descendre l'allée bordée d'arbres, accélérant le pas, son visage s'éclairant d'un sourire en m'apercevant. Nous sommes heureux de nous retrouver. Elle peut aussi mettre en parenthèses, l'espace de quelques heures ou d'un week-end, les scènes pénibles de son quotidien. Bien qu'elles continuent de la poursuivre dans sa vie privée. Parfois, elle me raconte. Ces enfants malades, atteints de malformations congénitales, de cancer… Des cas désespérés… Des adultes aussi. Tout un lot de misères qui la perturbent malgré sa nature plutôt énergique.
   J'ai plaisir à lui préparer des repas qui lui plaisent, au fur et à mesure que je découvre ses préférences. Elle "se tient bien à table" d'ailleurs, comme on dit, c'est-à-dire qu'elle a fort bon appétit. Une nature gourmande des bonnes choses de la vie, en fait !  Si je lui offre volontiers du vin de bordeaux au cours des repas, je l'ai petit à petit déshabituée du whisky avant le coucher, pour la convertir gentiment au tilleul-menthe !  Plus propice, je pense, à assurer une bonne digestion ainsi qu'un sommeil réparateur !  Puis nous nous glissons délicieusement dans la fraîcheur des draps, souvent sur fond sonore du Pop Club, animé par José Artur, sur France Inter, qui devient ainsi en quelque sorte notre émission fétiche.
   Nous fréquentons de temps en temps les petits restaus de son quartier ou du mien : La Chaumière du Petit Poucet, rue Desnouettes, la Pizza Nella, rue de la Convention, près du cinéma, Le Bistrot champêtre, Le Tipaza, rue Saint-Charles… Nous nous aventurons aussi extra-muros et avons une prédilection pour le parc de Saint-Cloud. Nous y entrons par la grille du Mail à Sèvres et peu après le pavillon de Breteuil, par temps ensoleillé, nous nous installons en maillot de bain dans les herbes d'une pelouse d'où nous découvrons Sévres et les hauteurs de Meudon. En soirée, nous nous offrons un repas dans l'un de ces deux pittoresques chalets insérés dans un décor forestier, allée de Marne, le Rendez-vous de chasse de Charles X ou Le Chalet du Chamillard. Nous montons aussi parfois en forêt de Meudon où il nous arrive une fois de dîner à La Fontaine Sainte-Marie, à proximité de l'étang de Chalais, où je suis allé danser avec Jeannine, dans les années soixante. Parfois, le samedi ou un jour de récupération, en semaine, nous nous évadons vraiment de Paris. Elle me fait connaître deux ou trois endroits d'Ile-de-France, L'Ile aux truites à Vulaines-sur-Seine, en Seine-et-Marne, le Restaurant du château à Bures, un village près d'Orgeval, dans les Yvelines…

 
 Jeux interdits
   Ces sorties de restaurant ou parties de campagne s'accompagnent presque traditionnellement d'une partie de tendres câlins, soit dans la pénombre complice et le moelleux des coussins, à l'arrière de la voiture, soit dans le décor bucolique ambiant, sur un tapis de feuilles mordorées ou à l'appui et sous le discret ombrage d'un centenaire feuillu !… Il faut avouer que la petite coquine, durant la dégustation du menu, caresse souvent mon entrejambe de son menu pied, discrètement sous la table. Ce qui ne peut que m'inciter à lui jouer une prolongation des festivités !
   Que de lieux plus ou moins inattendus doivent encore résonner des irraisonnés accords de nos corps !  Par exemple, ce petit chemin de terre dans les champs, près d'un hameau, Romainville, dans les Yvelines, où je vois soudain débouler la chevauchée fantastique d'une cavalière sur son superbe destrier, un rien hilare en nous croisant, bien qu'ayant tout de même eu le temps de rectifier la position de notre belle chevauchée personnelle. Et que doivent penser les petites âmes des défunts puritains jansénistes de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs, de nous voir monter au septième ciel, la partie avant de la voiture camouflée dans la profondeur de la haie du chemin menant à leur historique refuge !  Et ne seraient-ils pas éberlués ces automobilistes bloqués sur le pont du Garigliano, sous la pluie battante, n'étaient embuées mes vitres, d'apercevoir la petite Lucie s'offrant une petite flûte sans champagne, histoire de me faire patienter !  Mais un soir, lors de l'une de ces pauses câlines sur le petit terre-plein précédant le pont des Invalides, rive gauche, là où, à une époque de Solvay, je garais ma voiture, un jeune en mob, nous a repérés et a stoppé à hauteur de la voiture pour tenter de s'offrir un chaud show gratuit. Nous nous voyons dans l'obligation d'interrompre précipitamment notre représentation !…
   Un samedi d'automne, nous allons respirer l'air de la Manche sur les falaises d'Etretat. Nous dormons dans un petit hôtel du centre-ville où, le matin, dans un flot de lumière qui inonde la chambre, je prends beaucoup de plaisir à fixer des instantanés du corps de Lucie alanguie dans les draps défaits. Inoubliables instants. Le dimanche midi, nous pique-niquons sur le falaise d'Amont. Après une visite à l'église romane Notre-Dame, nous reprenons à regret le chemin de Paris, le cœur un peu défait, lui aussi.
   Surprenant tout de même d'atteindre cet âge pour découvrir cette amoureuse complicité. Et sans doute aussi le type de femme qui doit être inconsciemment le mien. Ce genre de petit format, poupée d'amour au corps d'ambre satiné, offrant de généreuses formes fruitées. Qui suscite sans cesse l'envie de tendres agapes. L'envie de caresser, de goûter, de biser, d'embrasser, de baiser, d'embraser le tout et ses parties. Je dois confesser n'avoir jamais autant, aux délicates lèvres de son intimité, éprouvé l'envie et le plaisir de savourer la salinité océanique… C'est dire combien je deviens accro. Oui, cela commence à relever de l'addiction pure et simple, comme certains le sont vis à vis de la drogue. Et Lucie aussi, semble-t-il. Elle me dit n'avoir jamais connu cela auparavant. Ni avec son mari ni lors de précédentes aventures qu'elle veut bien me confier. Elle a fréquenté un résident du 16e qui l'avait draguée lorsqu'elle était, à une époque, caissière au magasin Carrefour d'Auteuil. Un temps assez faste pour elle, semble-t-il, roulant en Mini Austin. Mais elle s'est d'abord bientôt aperçue que cet homme cultivait des tendances néonazies puis, un jour, elle l'a entendu dire, lors d'un entretien téléphonique avec un ami, "après la mère, j'aurai la fille" ! Alors, évidemment… Juste avant de me connaître, elle entretenait une relation un peu particulière, avec un certain Alain D. (un homonyme d'une marque de raquettes de tennis, paraît-il), surtout friand de repas astronomiquement généreux et qui ne "supportait que la pipe" (et pas celle de Saint-Claude !). La petite Lucie ne semble pas avoir été, jusque-là, spécialement gâtée. Aussi, je suis heureux de lui offrir mon désir dans un écrin de tendresse, accompagné de menues attentions.
   Et pourtant, son comportement tient beaucoup plus de celui d'un chat indépendant que d'un chien fidèle. Ainsi, après une agréable soirée en tête-à-tête, elle peut soudain décider de prendre son sac et s'éclipser. Ou pire, de faire dégénérer une prometteuse soirée en situation conflictuelle !  Elle ne tarde pas en effet à me faire des crises de jalousie, à me demander de plus en plus instamment de quitter Solange, me reprochant de n'être "que la cinquième roue du carrosse"… Ce qui n'est pas sans me rappeler Gaëlle !L'histoire se répète décidément !  On me fait remarquer, à plusieurs reprises, mais je reste cependant réservé en ce domaine irrationnel, que c'est là la caractéristique de ceux nés sous le signe des Gémeaux, présenter un miroir à deux faces. D'un côté, le charme, la séduction. De l'autre, tout le contraire. Souffler tantôt le chaud, tantôt le froid… Tiens, mon collègue Jean-Paul est aussi Gémeaux !
   En ce qui concerne la fidélité, je crains bien que cette notion lui échappe. Elle semble garder des relations avec ses ex. Pas seulement avec Claude R.
(37), son ex-mari, avec qui elle part parfois en week-end, près de la Ferté-Bernard où il a rénové une maison de campagne. En tant que père de sa fille et en toute amitié, bien sûr !… Mais un matin aussi, elle débarque chez moi aux aurores, pas très bien dans son assiette. Elle me dit avoir eu un accident de voiture, au retour d'une soirée avec des copains, en Seine-et-Marne. La voiture a quitté la route et s'est embourbée dans un champ. C'est Alain qui était au volant. Je lui ai tout de même demandé ce qu'elle lui faisait à ce moment là !…
   Ainsi donc, cette petite Lucie est loin d'être un ange. Plutôt un joli petit démon qui aime prendre du bon temps. Ce qui justifie son diabolique petit jeu de mots
"Laisse Lucie faire !". Ah !  Oui, Lucifer !  La première fois, je n'ai pas compris !  Et comme je la traitais gentiment, sur le ton de la plaisanterie, de "petite salope", elle, de me répondre sans se démonter : "Pourquoi, petite ?". Ainsi est-elle.
   Mais comme chantait jadis Fréhel :
"Tel qu'elle est, elle me plaît, / Elle me fait de l'effet, / Et je l'aime." C'est irré-mé-diable. Diable !  C'est grave. Tellement grave que ça devient passionnel. Quand elle rentre nuitamment d'une virée, plus ou moins arrosée d'ailleurs, il suffit d'un simple coup de fil pour nous retrouver de nouveau réunis au lit, quelques minutes après !  Soit chez moi. Soit chez elle, auquel cas, je me lève et pars en quatrième vitesse et arrive sur les chapeaux de roues !  Pas de doute, l'amour transporte.
   Coup de tonnerre cependant quand, un soir, alors que je suis en communication avec Solange, elle trouve opportun de signaler sa présence en parlant à vois haute. Stupéfaction et désarroi de Solange, évidemment, à. l'autre bout du fil. Je lui dis simplement :
"J'arrive !". Et je flanque Lucie à la porte, sans ménagement. Je tente d'arranger les choses du côté de Solange, mais elle ne doit pas être dupe.
   Silence radio pendant quelques jours. Puis un beau soir, Lucie prend l'initiative de m'appeler. Sa manœuvre m'a refroidi et je souhaite réfléchir un peu. Un peu seulement, car nous ne tardons pas trop à nous revoir !
   Mais une autre fois, un matin, sorti quelques minutes pour aller chez le boulanger, au coin de la rue, j'en profite pour passer un coup de fil à Solange, de la cabine publique voisine. Et quelle n'est pas surprise de l'entendre me dire qu'une femme vient, chez moi, de lui répondre au téléphone !… Je rentre, sans rien dire, mais la tête en biais. Lucie a entrepris de passer l'aspirateur avec beaucoup d'application. Excellent alibi, bien sûr, pour prétexter n'avoir pu entendre sonner le téléphone !  En plus, elle ment. Et ce n'est pas la première fois que je la prends en délit d'arrangement de vérité. Car j'ai assez de mémoire pour remarquer de notables différences dans ses dires… La situation se dégrade.

 
 Priorité à la propriété !
  
Juin 1988, survient un événement inattendu. Je reçois une lettre du cabinet Courtois, qui me loue le studio, m'informant que M. Ortoli, frère de ma propriétaire décédée, décide de le vendre. Je me trouve donc devant cette alternative, ou quitter les lieux ou acheter. Je n'ai jamais songé, jusque-là, à devenir propriétaire, mais peut-être est-ce là une opportunité ?  Je reçois du cabinet Courtois une offre de vente à 485 000 francs. Après prospection dans l'arrondissement et examen des prix du marché, en août j'adresse au Cabinet Courtois une lettre argumentée faisant état de l'époque de la construction de l'immeuble, 1960, de son niveau moyen de standing, des inconvénients du mode de chauffage par le sol, du montant des charges relativement élevé… Et je termine que dans ces conditions, il m'est difficile d'accepter de négocier à un prix supérieur au niveau maximal enregistré dans cet arrondissement, soit pour ce bien immobilier : 390 000 francs. Quelques jours après, ma proposition est acceptée.
   J'entreprends donc d'établir un plan de financement. Détenant des Sicav dites Monoury, créées en 1978, et qui, bien que sujettes à des fluctuations, représentent près de la moitié de la valeur du bien, il; me reste à souscrire plusieurs prêts qu'il me semble possible de rembourser sur 10 ans. Je sollicite d'abord les organismes les plus intéressants : le GIC (Groupement interprofessionnel pour la construction) avec un taux d'intérêt de 0 %, l'institution de retraite des cadres Capimmec et la BNP, dont les taux s'échelonnent de 7 à 10 % environ, à cette époque.
   Et le 12 décembre, a lieu la signature de l'acte de vente à l'étude de Me Chabrun, notaire, rue Roquépine. Je suis accompagné de M. Lemonnier, un membre de l'étude Yann Uguen et Gabriel Vidalenc, notaires associés, rue de la Pompe, que m'ont conseillés les services juridiques de Solvay. Car étant plutôt béotien en la matière, j'ai préféré m'entourer de cette assistance. Je fais, à cette occasion, connaissance de M. Ortoli avec qui j'ai un sympathique contact. Un monsieur très âgé (né à Bastia en 1904, je l'apprends par les documents) qui rédige des articles pour la revue Historia. Avant de nous quitter, j'offre un pot à M. Lemonnier, au Rond-Point des Champs-Elysées. Sympathique et simple, j'ai plaisir à discuter avec lui un moment.
 
   Mars 1989, je me réveille un matin, chez Solange, avec une douleur assez vive au bas du dos, qui se prolonge sous la cuisse droite et empire rapidement. M'installant déjà difficilement au volant ma voiture, je juge plus prudent de rentrer chez moi pour m'allonger, plutôt que de me rendre au bureau. Bien m'en prend. Car quelques heures plus tard, je suis pratiquement immobilisé. Incapable d'aller en consultation au cabinet médical, pourtant tout proche, rue de la Convention, je demande une visite à domicile. Le Dr Russo m'établit une ordonnance assortie de quelques jours de repos. Mais mon état ne s'améliorant pas, il me demande de passer un scanner. Incapable de me tenir debout, je dois faire appel à une ambulance pour me rendre au Centre d'Imagerie RMX, avenue Félix-Faure. Lucie m'accompagne. Conclusion de cet examen : hernie discale au niveau des vertèbres L5-S1. Une série de piqûres intramusculaires, à la cortisone, ont à peu près pour seul effet de me faire augmenter mon tour de cou  !  L'infirmière du quartier qui vient pratiquer les injections me fait remarquer, en riant, que je suis bien entouré. Elle rencontre en effet, à chacune de ses visites, une femme différente !  Ou Solange, ou Lucie, ou Gaëlle qui habite maintenant avenue de Versailles, à proximité du pont Mirabeau, et avec qui j'entretiens toujours des relations amicales. Non seulement je suis heureux de les voir, complètement isolé dans ma cellule de béton, mais chacune contribue aussi à assurer matériellement ma subsistance. Car je suis toujours tout à fait incapable de faire la moindre course. Et pendant une quinzaine de jours, je ne peux d'ailleurs me rendre à la salle de bain qu'à genoux. Réduit à l'état d'insecte rampant !  Me rasant assis sur une chaise et me douchant assis sur le bord du bac, de face puis de dos.
   Devant cette situation qui perdure, le Dr Russo passe le relais à un rhumatologue, le Dr Ziza, chef de clinique à l'hôpital de la Croix Saint-Simon, dans le 20e. Lors d'une visite à domicile fort tard, à l'heure du dîner, il examine (sur ma table lumineuse photo !) les radios effectuées à sa demande, début avril, au Centre de radiologie, place du Commerce, et me prescrit un anti-inflammatoire, Voltarène, ainsi qu'un antalgique, Idarac. Mais les résultats ne sont pas probants. Je crains l'intervention chirurgicale.
   Lors d'une seconde visite, le Dr Ziza ayant tout de même, entre-temps, enregistré une légère amélioration, écarte d'emblée cette option et me propose des infiltrations de cortisone à une semaine d'intervalle. Je vais donc en taxi à son cabinet, rue de la Cure, dans le 16e. Je note chaque fois une diminution de la douleur, mais ce n'est qu'après trois ou quatre injections, effectuées d'ailleurs avec dextérité et pratiquement sans douleur, que je retrouve l'usage de mes jambes. Avec encore une sérieuse gêne à la marche. Et l'obligation, durant plusieurs semaines, de porter un lombostat, une coquille en résine de polyuréthane, moulée sur le corps mais amovible pour la nuit, réalisée à la Croix Saint-Simon.
   Tout à fait incidemment, les radiologistes remarquent, sur les clichés réalisés, une anomalie interne du fémur droit. Ce qui me vaut une autre série de radios, prescrite par le Dr Ziza, dans un centre de radiologie ostéo-articulaire, avenue Daniel-Lesueur, dans le 7e. La concertation entre les membres de ce centre ainsi qu'avec des confrères hospitaliers, ne permet cependant pas d'apporter d'explication. Il m'est simplement conseillé de procéder à des examens de contrôle à intervalles réguliers peu rapprochés.

 
 Re-premiers pas !
   Jour mémorable que ce dimanche après-midi où Solange, après déjeuner chez moi, m'emmène en voiture boire un café au bar du restaurant Le Congrès, porte d'Auteuil, puis faire quelques pas et m'asseoir au bord du lac Supérieur du bois de Boulogne. Un retour à la vie. Après deux mois d'incarcération entre quatre murs. On se rend compte, là, ce que doit être éprouvant une peine d'emprisonnement.
   Bientôt, je peux reprendre mon travail. J'obtiens l'autorisation temporaire d'utiliser le parking de la Société, car je ne suis pas encore assez opérationnel pour emprunter les transports en commun. Et étant donné la sensible augmentation de mon tour de taille causée par le port du lombostat, je dois découdre en partie l'arrière d'un pantalon de ville pour aller au bureau. Me voilà ventripotent. De la taille 42, je passe allegro au 50, ou peu s'en faut !
   M'attend ensuite une vingtaine de séances de kiné. Je vais donc deux fois par semaine dans un cabinet situé rue François-Ponsard, dans le quartier de la Muette, confier mon corps aux bons soins de Philippe Jouvet que m'a indiqué le Dr Ziza. Et j'apprends là à exécuter des mouvements de gym (abdominaux, exercices avec haltères…) que je n'aurais jamais osé entreprendre de mon propre chef. Et les résultats ne se font pas attendre. Ma raideur du dos ainsi que la petite douleur résiduelle disparaissent progressivement, retrouvant ma mobilité, ma souplesse. A l'issue de cette thérapie, ce kiné me conseille de continuer seul, en enrichissant éventuellement cette gamme d'exercices, mais en veillant cependant à "ne jamais faire de mouvement qui fasse mal". Message reçu. Et depuis des années, je m'applique, un jour sur deux pratiquement, à me livrer à ces séances de 15 à 20 minutes. Ce qui m'a permis de restaurer une musculature que la sédentarité m'avait fait perdre. Cette douloureuse et longue crise de sciatique a finalement été "un mal pour un bien", selon l'expression populaire, car elle m'a conduit à prendre conscience des bienfaits de la culture du corps. Certainement la meilleure prévention contre nombre de maux.
 
   Arrive l'été, le temps d'évasion des vacances. Mieux vaut éviter un long parcours en voiture et nous mettons le cap sur la Bretagne. Première étape : le Croisic. Nous dînons à L'Estacade, quai du Lénigo, et dormons dans un gentil petit hôtel donnant sur la Criée, Les Jonchères, tenu par les propriétaitres de la boutique de chaussures située juste au-dessous !… Solange me fait connaître la Crêperie Le Bot, rue de la Marine. Elle connaît particulièrement bien la localité pour avoir passé ses vacances, durant 17 années consécutives, à Batz-sur-Mer, la commune voisine, chez ses beaux-parents qui possédaient une maison, rue des Tamaris. A la plage Saint-Michel, enfin libéré de mon lombostat et chaussé de mocassins souples, je me risque, avec le délicieux plaisir de la liberté de mouvement retrouvée, à descendre sur les rochers pour shooter quelques photos.
   Nous nous dirigeons ensuite vers la presqu'île de Quiberon avec l'intention de rallier Belle-Ile. Mais à la gare maritime de Quiberon, des difficultés semblent s'accumuler pour faire avorter notre projet (horaires de traversée, manque de places pour la voiture…). Malgré mon esprit plutôt rationaliste, le ressenti de cette persistance à vouloir nous conduire à l'échec finit par me faire penser à une volonté venue d'ailleurs… Lucie, depuis un certain temps, fréquente des personnes plus ou moins versées dans l'occultisme et les soi-disant pouvoirs qui s'y rattachent. Alors… Alors, je prends fermement la décision de prendre le temps qu'il faudra, mais nous traverserons. Et finalement, peu de temps après, tout s'arrange. A peine une heure après notre embarquement, nous découvrons le port du Palais. Une nuit d'hôtel passée dans la "capitale" belliloise, puis nous partons à la découverte de l'île et aussi en quête d'un gîte pour notre séjour. Et tout à fait par hasard, au cours du pique-nique de midi, Solange demande une information à ce sujet à un chauffeur de camion en livraison juste à côté. Bingo !  Il se trouve justement qu'il possède quelque chose à louer dans un hameau, à Tibain, dans un petit bâtiment indépendant, derrière sa maison. Après visite, accord conclu avec ce sympathique couple, M. et Mme Nesle, nous aménageons en fin d'après-midi, après préparation du lieu. Ce qui comporte, entre autres, l'expulsion de squatters indésirables : des guêpes qui ont nidifié !  Nous sommes en effet les premiers occupants de la saison.
   Séjour de récupération agrémenté d'excursions pour découvrir les beautés naturelles de l'île telles que les Aiguilles de Port Coton, Port Goulphar, la pointe des Poulains, près de laquelle la célèbre tragédienne Sarah Bernhardt possédait une propriété… De charmants endroits aussi comme le petit port de Sauzon. Visite également de l'impressionnante citadelle Vauban au Palais.
   Je passe pas mal de temps aussi en transat, m'accordant quelques siestes suivies de lectures. J'éprouve beaucoup de plaisir à m'attarder dans les pages de ce roman de science-fiction, Jack Barron et l'éternité, de Norman Spinrad. Le soir, après dîner, nous entreprenons une assez longue balade à pied jusqu'à la mer. Solange s'amuse beaucoup, toute surprise, des ébats des lapins de garenne que je lui fais découvrir et qui profitent de la tombée du jour pour sortir de leurs terriers !
 
   En septembre, les pieds de nouveau dans les starting-blocks, nous filon vers l'ouest. Vu et revu, le Mont-Saint-Michel, mais toujours aussi fascinant. Je salive en passant devant la La Mère Poulard et le spectacle du chef en train de battre ses œufs pour préparer, sans doute pour la énième fois de la journée, la célèbre omelette flambée du lieu. Mais à un tarif à vous couper l'appétit !  Un peu surfait, tout ça. Le soir, inutile de dire la difficulté pour trouver une chambre dans le secteur, même en mi-saison. Heureux que l'on finisse par découvrir un motel tranquille, à l'écart, dans un décor de verdure.
   Nous continuons ensuite notre périple, longeant la côte nord bretonne, par petites étapes : Cancale et ses parcs à huîtres, l'historique Saint-Malo et ses remparts, la chic Dinard, le cap Fréhel où Solange, en train de prendre des photos au bord du vide, est dangereusement déstabilisée par l'action soudaine et inattendue de la corne de brume, juste derrière elle. Un rugissement qui déchire l'espace, à vous crever les tympans. Puis nous passons par Saint-Brieuc, Paimpol et le charme de son port, Perros-Guirec la fleurie, Ploumanach et ses surprenants rochers équilibristes de granit rose, Carantec où j'ai une pensée pour Germaine P.-N.
(38), une passagère copine-câline des sixties, originaire d'ici, connue au dancing Le Mikado, près de la place Pigalle, et habitant à deux pas, rue Turgot, kinési dans un hôpital. Une veuve encore jeune dont le mari, descendu acheter un paquet de cigarettes, s'était fait tuer par une voiture...
   Après Roscoff, cap au sud et nous nous installons pour quelques jours à Camaret, dans un studio loué directement à un entrepreneur du bâtiment. Solange retrouve l'endroit exact, près de l'océan, où elle est venue en colonie de vacances dans les années 1940. Dans un bar, un certain "Pétrus" nous remémore la ferme qui était juste à côté, exploitée par un surnommé "Cheval bleu" !  Tout un poème… Sur le quai du port, près du château Vauban, d'émouvantes carcasses de terre-neuvas, dévorées par le temps, témoignent de ces campagnes de pêches lointaines d'une autre époque.
   Nous séjournons aussi à Audierne, port de pêche et de plaisance. Après avoir passé une nuit au Roi Gradlon (évoquant le roi de la cité engloutie d'Ys), nous louons un studio avec terrasse, presque en face, dans un ensemble moderne.
   Durant notre villégiature dans cette région de "fin de la terre", nous allons à la pointe des Espagnols d'où nos découvrons Brest et sa fameuse rade, également à la pointe de Penhir avec les Tas de Pois. Nous gravissons le Menez Hom qui, du haut de ses modestes 330 mètres, nous offre tout de même une spectaculaire vue ultra grand-angle. Nous plongeons dans le temps à Locronan avec ses maisons séculaires, cadre de films historiques. De la pointe du Van et sa chapelle de Saint-They, nous apercevons, à fleur d'eau, l'île de Sein se baignant dans la lumière du couchant. Et puis évidemment, nous nous offrons le vertigineux frisson de la pointe du Raz, battue par l'océan, dominant la baie des Trépassés.
   En rentrant sur Paris, nous nous attardons à Concarneau et sa ville close, enchâssée dans ses remparts moyenâgeux. Elle mériterait certainement d'y consacrer davantage de temps. Dommage.

 
 Une page se tourne
   1990, l'année commence on ne peut plus mal. Mon père est hospitalisé à L'Aigle depuis plusieurs mois, sans pathologie précise, mais ses jambes ne peuvent plus le porter. Il est vrai qu'il est, comme l'on dit maintenant, en surcharge pondérale, avec un poids avoisinant les 90 kilogrammes pour une taille de 1,65 mètre. Ma mère, atteinte d'ostéoporose, s'est considérablement endommagée les vertèbres en l'aidant à se mouvoir et à se lever du lit et ne peut absolument plus prendre soin de lui à la maison. Tous les deux, simultanément, ont d'ailleurs déjà séjourné à l'hôpital, dans la même chambre, puis à la maison de repos du Nuisement, près de Saint-Hilaire, où je vais les voir un week-end. Et c'est précisément ce jour-là que mon père, malgré l'aide de Jean-Claude, mon beau-frère, et de moi-même, n'a pu réussir à se tenir debout et a perdu définitivement l'usage de ses jambes. Quel crève-cœur de voir un homme jadis si solide, capable de soulever d'incroyables charges, être réduit à cet état. Chaque fois que je le quitte, du fond de son lit, lui qui a toujours été plein de vie et tout le contraire d'un catastrophiste, contrairement à ma mère, il me dit toujours que "c'est la dernière fois". Solide comme il a été, je n'y crois pas. Lors de l'une de ces dernières visites, j'éprouve grand plaisir, après des décennies, à rencontrer dans sa chambre l'abbé Hurel, l'ancien curé de Saint-Pierre, devenu aumônier de l'hôpital. Mais un matin, Marie-Thérèse, ma "petite sœur" me téléphone. Il est décédé dans la nuit. Nous sommes le samedi 20 janvier. Il était dans sa 82e année.
   Ses obsèques ont lieu le mercredi suivant, à 15 heures, en l'église de Saint-Hilaire. La petite église est remplie de monde. Parlant facilement aux gens, bien que ne mâchant pas ce qu'il avait à dire à certains, guérisseur bénévole à ses heures, il était assez populaire dans les environs. J'ai l'occasion d'apercevoir parmi l'assistance, pour la dernière fois, mon ancien directeur sportif, Pierre Fleury, accompagné de sa fille, Pierrette, dont j'étais amoureux. Puis nous partons l'accompagner à la dernière station de son chemin de vie, au cimetière de Saint-Michel-de-la-Forêt, devenu Saint-Michel-Tubœuf. L'occasion aussi de revoir des membres de la famille, de plus en plus restreinte, et qui ne se rencontrent maintenant qu'aux enterrements. Il est loin le temps où tout était prétexte à fêtes de famille : mariages, baptêmes, communions… Par un curieux hasard, il repose face à son copain de jeunesse, André Sevin, le frère de ma mère, et près d'Albert Sevin, son autre frère, qui venait si souvent nous rendre visite à Logeard et avec lequel j'aimais tant converser. Bien que je n'aie pas toujours porté mon père dans mon cœur, à cause de son comportement autoritaire, son exigence au travail tant à mon égard qu'avec les autres, le voir ainsi diminué, durant ses dernières années, m'a attendri et je dois dire que cette journée m'empreint d'une profonde émotion logée, là, au fond de ma poitrine.
   Très rapidement, ma mère exprime le souhait d'intégrer une maison de retraite. Elle est physiquement diminuée, elle aussi, et ne veut sans doute pas se retrouver seule dans la maison pourtant pas isolée, puisqu'en plein milieu du bourg, mais d'un bourg, il faut l'avouer, qui se vide de ses commerces. Et c'est ainsi qu'elle rejoint la maison de retraite Brière Lempérière à Echauffour. Un établissement de construction récente, dans un cadre verdoyant à la sortie du bourg, où elle dispose d'une chambre partagée avec une autre personne. Bien sûr, elle doit prendre la décision de se séparer de la maison dont elle confie la vente à Me Gueugnon , notaire à Moulins-la-Marche. Mais les mois passent et craignant, à juste titre, que l'humidité de l'hiver détériore l'intérieur, elle se désole de cette situation. C'est alors que je me décide à intervenir en insérant une annonce dans La Centrale des particuliers. Et le résultat ne se fait guère attendre. Une famille maghrébine de la région parisienne se porte acquéreur . Nous allons signer l'acte de vente chez Me Gueugnon à un prix deux fois supérieur environ à celui qu'il escomptait. En repassant à Saint-Hilaire, le chef de famille nous convie à prendre le pot de l'amitié autour d'une bouteille de champagne. Il travaille chez Thomson et a des enfants dont les aînés entament des études supérieures. L'un d'entre eux a choisi médecine. Je jette un dernier coup d'œil dans ces pièces où mes parents ont vécu et profité de près de vingt ans de retraite, enfin dégagés des soucis et des fatigues de leur exploitation agricole. Ces pièces où nous nous sommes si souvent réunis autour de chaleureux repas familiaux, terminés souvent aussi, les jours de fête, par un tour de chant improvisé du père, cette courette derrière la maison, pavée de briques rouges où nous aimions tous profiter du soleil, à l'abri du vent et des bruits de la nationale… C'est pour moi une profonde rupture, la perte de ce point d'ancrage, après Logeard, dans le pays de mon enfance et de ma jeunesse. Ces deux lieux qui me sont si chers, où j'aime aller me "ressourcer", comme on dit aujourd'hui. Un terme on ne peut plus exact. Et je franchis le seuil, sans doute pour la dernière fois, la gorge dans un étau et le regard embué par une averse de souvenirs qui m'assaillent…
 
   Eté 1990, une fois de plus, Solange et moi allons nous "ex-îler". Nous franchissons le pont-viaduc de l'île de Ré et trouvons assez rapidement à nous installer à la Flotte, dans une maisonnette basse, à tuiles rouges, de style charentais, revêtue en partie de végétation, avec des arbres fruitiers autour… Enfin, la nature, quoi !  Nos plus proches voisins sont les propriétaires, à une centaine de mètres derrière. La Flotte, un petit port de pêche, qui a gardé une certaine authenticité malgré le tourisme, contrairement à Saint-Martin-de-Ré qui prend des allures de Saint-Tropez avec, paraît-il, en saison, la fréquentation d'une clientèle peu ou prou similaire !  Nous découvrons cependant beaucoup d'autres endroits charmants : Ars-en-Ré, le phare des Baleines, le bois de Trousse-Chemise rendu célèbre par la chanson de Charles Aznavour, et où l'on ne doit guère trouver de rosières !  Contrairement aux roses trémières que l'on trouve partout, en bordure des chemins et autour des maisons.
   Pendant ce séjour rétais, je suis un peu tendu, inquiet, car je n'ai aucun moyen d'avoir de nouvelles de Lucie. Habituellement, au cours des vacances, outre deux ou trois cartes postales que je lui envoie, glissées parmi d'autres, je profite des communications téléphoniques avec ma famille pour lui passer discrètement quelques courts coups de fil. Mais depuis quelque temps, elle a fait changer son numéro à la suite d'un clash (un de plus !) avec Solange. Et comme elle figure toujours en liste rouge… Elle a eu en effet le toupet d'appeler Solange, alors qu'elle aussi est en liste rouge, en se procurant ses coordonnées par l'intermédiaire d'une relation du service public !  Devant ce genre de manœuvre et à la demande de Solange, je n'ai pas hésité un instant à lui communiquer les siennes. Et depuis, elle me refuse de me les confier à nouveau. Cependant, en jetant un coup d'œil chez elle à une facture de France Télécom oubliée près de son combiné, je l'ai mémorisé, mais ne suis bien entendu pas censé le connaître, donc pas en mesure de l'appeler. Ne tenant cependant plus devant ce silence prolongé, je me risque, en fin de séjour, à simplement composer son numéro d'une cabine publique de la Flotte, pour juste entendre sa voix une seconde ou deux !  C'est fou la puérilité (ou parfois la gravité) des choses que le sentiment amoureux peut vous amener à faire !...
   Détail qui ne pourrait être que purement anecdotique : au moment de quitter la location, je jette quelques sacs en plastiques de résidus dans l'une des poubelles situées à l'extérieur, mais Solange estimant ne pas être celle adéquate, elle me tanne jusqu'à ce que j'aille récupérer et transvaser les sacs dans une autre. Je suis intérieurement exaspéré. Et en refermant le couvercle du conteneur, j'éprouve le douloureux sentiment que je referme aussi un chapitre de ma vie. Que ce sont les dernières vacances que nous passons ensemble.

 
 Une année noire
   Rentrés à Paris, le samedi, je passe rapidement chez moi dimanche matin et vais faire une surprise à Lucie. Si elle est là, toutefois… Mais surprise… surprise !  Est surpris qui croyait surprendre. Car arrivé à la porte de Lucie, j'entends parler. Je sonne. Silence. Je sonne de nouveau. Rien. Je re-sonne. Ne résonne toujours qu'un silence abasourdissant. Parce que je le suis, abasourdi. C'est comme si le ciel me tombait sur la tête. Je descends dans la rue et sous sa fenêtre, au premier étage, je ne peux m'empêcher de dire tout haut, très haut même : "Quelle salope !". J'espère ainsi informer mon suppléant qui saura à quoi s'en tenir !  Et comme j'ai très envie de voir sa tête, j'attends patiemment dans la rue, légèrement en contrebas, à hauteur de la boutique de l'encadreur, espérant que sorte un individu étranger à l'immeuble, voire le nouveau couple !  Effectivement, peu de temps après, un type en costume-cravate, brun grisonnant, lunettes, veste sur l'épaule, embarque dans une BMW gris métallisé, de type ancien, pas en très bon état, immatriculée 30, le Gard. C'est fou ce que l'on peut apprendre en quelques secondes !
   Je rentre chez Solange dans un état pas possible, lui racontant toute l'histoire. Exprimant tour à tour, de manière chaotique, ma colère, mon "envie de les flinguer tous les deux", mon "envie de mourir, d'avoir un cancer"… Enfin, mon profond désarroi. Je dois rendre hommage à Solange de m'aider à retrouver mes esprits… Situation tout de même paradoxale.
   Dans les jours qui suivent, Lucie et moi nous revoyons. Elle m'explique que s'ennuyant durant mes vacances, elle s'est amusée à consulter le Minitel, un vieil appareil que sa fille, Sylvie, a déposé chez elle. Et voilà comment elle a fait connaissance du séducteur argenté. Car je dois préciser, d'après ses dires, qu'il a déployé les grands moyens, le gaillard : invitation à un dîner dansant au Méridien de la porte Maillot, réservation d'une chambre (plutôt d'une suite ?) avec accès direct par l'ascenseur… Enfin, le grand jeu, pour éblouir. Et l'alouette est tombée dans le miroir. Et dans le lit !  Mais elle me "rassure" en prétendant qu'il est impuissant et me livre des détails (à ne pas répéter !) : il a été opéré d'un phimosis et souffre de deux hernies abdominales… Connaissant cependant son dévouement et son courage à la tâche, je ne doute pas qu'elle ait au moins tenté de le récompenser de ses largesses !… Elle me dit aussi qu'elle souhaite seulement en profiter et s'amuser. Quoi qu'il en soit, elle me donne l'impression d'avoir encore besoin de mes prestations. Je dis "prestations" alors que je devrais parler de câlins, mais le cœur n'est plus vraiment de la partie. Comme je suis cependant toujours accro et que la ligne de son corps est pour moi ce qu'est une ligne de coke pour d'autres, autant en profiter, moi aussi. D'autant que cela constitue une petite revanche : je cocufie quand même magnifiquement celui qui m'a cocufié !  Et il est des situations assez cocasses me réjouissant intérieurement quand, par exemple, "Géraaard", ainsi se prénomme-t-il, lui téléphone et ne comprend pas très bien ce qu'elle dit. Evidemment… Ne dit-on pas toujours aux enfants de ne pas parler la bouche pleine !  Et souvent, rentrant de soirées bien alcoolisées, elle vient finir la nuit chez moi ou bien m'appelle pour venir chez elle combler ses désirs. Ce dont je m'acquitte avec toujours autant d'allant !  Quelle époque épique encore. Mes nuits sont mouvementées, imprévisibles, interrompues, écourtées… Mais certaines m'illuminent encore des étoiles du plaisir.
   Comme elle m'a confié qu'il habite du côté d'Auteuil, je vais de temps en temps en repérage dans le secteur, tentant, je ne sais pourquoi, de situer précisément l'endroit. Et puis un jour, le hasard me sourit. Entré au Monoprix de la rue d'Auteuil, je les aperçois faisant des courses au premier étage. Il me suffit d'attendre leur sortie et de les suivre aussi discrètement que possible. C'est ainsi qu'ils m'amènent au bas de la rue Pierre-Guérin. Ce n'est que lorsqu'ils s'apprêtent à rentrer dans l'immeuble que Lucie m'aperçoit. Pas très rassurée, la petite !… Elle marche à menus pas pressés, comme si elle avait soudain le feu à l'arrière-train !  Mais maintenant, je sais. Et, curieusement, cela me rassérène de savoir désormais où elle se trouve quand elle n'est ni chez elle ni chez moi.
 
   Au cours de cet été décidément ennuagé, coup de fil, un jour, de Marie-Thérèse : ma mère vient de se fracturer le fémur. Un accident bêtement arrivé, comme la majorité des accidents, bien sûr. Assise dehors, prenant le soleil, elle a voulu retenir sa voisine, Mme Transon, une ancienne fermière de Saint-Pierre-des-Loges, assise près d'elle sur un siège plastique qui s'est effondré sous son poids. Mais alors que cette dame s'est relevée sans aucun mal, ma mère est tombée la jambe repliée sous elle, provoquant une torsion fatale. Elle est hospitalisée au Centre hospitalier d'Alençon où les chirurgiens ont réduit la fracture par la pose d'une plaque de métal.
   Je profite du week-end pour lui rendre visite. Elle semble avoir bien supporté l'intervention. J'ai l'occasion de revoir là ma cousine Lydie, la fille d'Albert Sevin, qui habite cette ville et travaille à la médecine du travail. Je fais également connaissance de sa propre fille, Isabelle, étudiante studieuse, paraît-il. J'ai invité Lucie à m'accompagner à Alençon. Raison pour laquelle, je dois décliner la gentille invitation de Lydie à dîner. J'ai réservé une chambre à l'Hôtel de France, rue Saint-Blaise. Le lendemain, je retourne voir ma mère avant de reprendre la route de Paris. J'ai laissé Lucie profiter du soleil sur la pelouse du parc à proximité de l'hôpital. A une quinzaine de kilomètres de Nogent-le-Rotrou, de la RN 23, elle me fait découvrir un merveilleux damier de champs de céréales mûres ou moissonnées épousant les collines et, sur la ligne d'horizon, "la force tranquille" du village de Frétigny qui se découpe sur l'azur du ciel . Un authentique mets de terroir propre à régaler le regard !
   Au fil du temps, le fil qui me relie à Lucie se distend. Ses espaces de liberté se font plus rares, semblant passer de plus en plus de soirées avec Gérard. En septembre, il lui propose de partir à Deauville. L'après-midi du jour de son départ, nous nous livrons l'un à l'autre dans un gros câlin. Puis sonne le téléphone me ramenant à la réalité. Gérard annonce son passage pour la chercher. Elle revêt une tenue légère estivale. Paris, sous un ciel d'azur, baigne dans la lumière chaude de cette fin d'été. Je la regarde, juvénile, dans son short et ses petites socquettes blancs, une petite queue de cheval nouée avec un simple élastique… Dieu, que j'aimerais l'emmener au bout du monde !  Mais que faire, sinon lui laisser son libre arbitre ?  Descendu au bas de la rue Leriche, j'attends le passage de la BMW pour saisir son ultime et furtive image… Je me retrouve soudain vraiment très seul.
   Cependant, en début de semaine, coup de téléphone de Lucie qui m'annonce que Gérard est obligé, pour affaires, de revenir à Paris. Etant en vacances, je décide de sauter illico presto dans ma voiture et de la rejoindre. Nous nous fixons rendez-vous devant le centre de thalasso. Ayant quelques jours auparavant, je ne sais pourquoi, demandé une documentation à l'office de tourisme sur les ressources hôtelières de Trouville, je réserve une chambre et m'installe aussitôt arrivé au Carmen, rue Carnot. Nous nous retrouvons avec complicité, comme convenu, et allons déjeuner au Jardin de la mer, juste au-dessus de la piscine, plutôt orienté vers des plats de la mer, comme son nom le suggère, et qui permet d'embrasser du regard un paysage maritime, de la plage jusqu'à l'horizon. Lucie me propose ensuite de me montrer "leur" chambre au Beach hôtel, juste en face, qui jouxte le casino. Premier étage, chambre 101, baignée de soleil, avec accès directe à la piscine en terrasse. Tiens ! "Il" est en train de lire Le Pendule de Foucault, d'Umberto Eco. Je remarque aussi un appareil photo, un modèle ancien mais perfectionné, genre Foca Universel ou même Leica. Mais je ne tarde pas à focaliser sur tout autre chose quand Lucie me demande, à brûle-pourpoint, "Tu veux faire un câlin ?". Une perspective aussi alléchante se refuse-t-elle ?  Mais je la trouve tout de même pour le moins gonflée !  Et de nous ébattre sur le virginal dessus de lit. Sans nous attarder, toutefois, étant donné la situation particulière. Nous préférons ensuite aller marcher, respirer l'air marin avant de rejoindre ma charmante petite chambre lambrissée du Carmen. Où nous pouvons, cette fois, flâner tranquillement à fleur de peau sur nos corps encore assoiffés. Je raccompagne ensuite Lucie du côté de la piscine que nous contournons prudemment. Nous apercevons en effet la BM garée en face de l'hôtel. Fin de la récré. Mais nous avons quand même bien joué !  Elle a les coordonnées de ma chambre où elle peut m'appeler et me rejoindre dès qu'elle dispose de temps libre. Entre les soins de thalasso, par exemple. Au moment de me quitter, ce cri me résonne encore aux oreilles, elle sème dans le vent qui se lève un retentissant "Je t'aiiime !" auquel je réponds "Moi aussi, petite conne !"
 
 Grand casino
  
Le soir, déambulant comme un chien errant ayant perdu sa maîtresse, je les aperçois au restaurant de l'hôtel. Cadre un peu chicos, comme il se doit, mais leur tête-à-tête n'est pas particulièrement joyeux, ni même chaleureux. Quand je pense à la complicité qui accompagne nos repas dans le moindre bistrot parisien !
   Au cours des jours qui suivent, nous nous revoyons ainsi clandestinement à l'hôtel et entreprenons de furtifs tours en ville, au risque de se retrouver nez à nez avec Gérard. Ce qui, une fois, manque d'arriver et nous amène à nous réfugier précipitamment à l'intérieur du Monoprix !  Nous réussissons tout de même à monter jusqu'à l'église Notre-Dame-des-Victoires. Décidément, je remarque qu'elle aime bien fréquenter les églises. Peut-être pour faire absoudre ses pêchés !
   Un jour, elle me dit qu'ils vont aller, en soirée, au casino de Deauville. Tiens !  Eh bien, moi aussi !  Et je m'habille en conséquence, on ne peut plus classique et discret : blazer bleu marine sur pantalon gris et cravate que, prévoyant, j'avais ajouté à tout hasard dans mon sac de voyage. Moi qui n'ai jamais mis les pieds dans ce genre d'endroit, je m'acquitte d'une carte journalière de 60 francs, valable pour le mardi 18 septembre. Et me voilà, quelques instants plus tard, dans une vaste salle de jeux qui ne m'intéressent nullement, bien entendu. Je m'installe au bar qui occupe une position centrale et observe. Gérard est affairé autour de l'une des tables. Lucie ne tarde pas à me repérer et à me jeter un regard de connivence. Histoire de la faire bisquer un peu, j'entame, à l'aide des rudiments d'anglais dont je dispose, une conversation tout à fait élémentaire avec une jeune et charmante américaine dont le mari s'adonne, lui aussi, au jeu. Puis ils quittent cette salle pour rejoindre celle des machines à sous, les fameux bandits manchots (qui ne le sont pas, manchots, pour empocher l'argent des gogos !  Je fais de même, ce qui me permet, au milieu du nombreux public qui hante les lieux, de frôler Lucie qui tente sa chance d'une machine à l'autre et de lui glisser quelques mots. A un moment, d'ailleurs, toute enthousiaste, elle gagne un petit jackpot dans un joyeux cliquetis de pièces sonnantes et trébuchantes !… Mais il commence à se faire tard, et tandis que les deux oiseaux de nuit poursuivent, moi, je me retire de ce petit jeu, somme toute assez ridicule. Que faire d'autre ?  L'enlever !
   Au bout de trois jours de ce jeu de cache-cache, Gérard, s'étant sans nul doute aperçu de ma présence dans les parages (comment pourrait-il en être autrement !), a certainement dû "resserrer les boulons" et Lucie me téléphone à l'hôtel pour me dire qu'elle ne peut plus s'éclipser pour me voir. Je n'ai guère d'autre choix, dès lors, que rentrer à Paris et attendre le week-end où elle doit repasser chez elle, avant de s'envoler pour la Napoule, sur la côte d'Azur. Elle a changé de catégorie et désormais mène grande vie. Je ne fais vraiment pas le poids.
   Sur le chemin du retour, je rends visite à Jeannine, mon ex-femme, qui travaille à Honfleur, secrétaire chez Desvil, une société spécialisée dans l'outillage de garage et de l'industrie, installée en zone industrielle. Elle est maintenant grisonnante et le visage n'est plus celui de pèche que je lui connaissais, tout sillonné de minuscules rides. Elle me trouve mauvaise mine, "l'air crevé". Je dois surtout avoir pris un sérieux coup de vieux ! Cela fait en effet bien des années, pour ne pas dire quelques décennies, que nous ne nous sommes vus. Elle me présente à sa P.d.g. qui me reçoit dans son bureau et avec qui j'ai un sympathique entretien.
   Mes relations avec Lucie deviennent forcément aléatoires et tendent à s'espacer. Je me trouve dans un tel état de déprime que je me décide à aller consulter un spécialiste que m'a recommandé Mlle Santerre, l'assistance sociale de Solvay, le Dr Labet, rue La Fontaine, dans le 16e. Je lui spécifie bien n'avoir besoin que d'une aide transitoire pour franchir une mauvaise période. Je crains toujours ces anxiolytiques et autres tranquillisants qui vous anesthésient les neurones. Et le reste, d'ailleurs !  Il me prescrit deux antidépresseurs, Kinupril et Timaxel et un somnifère, Imovane, pour un mois.
 
   Mais survient un événement complètement imprévu dans le scénario. Gérard est dans les affaires, transfert de technologie, d'après ce que je crois comprendre, et occupe d'ailleurs, avec quelques collaborateurs, des bureaux au premier étage d'un immeuble de l'avenue de Malakoff, près de la porte Maillot. Il se trouve soudainement impliqué dans une affaire qui l'amène devant la justice. Une accusation assez grave, sans doute, puisqu'elle lui vaut d'être incarcéré à la maison d'arrêt de Valence, dans la Drôme, pour une durée indéterminée, en attente de jugement. L'oiselle en profite pour ouvrir la porte de sa cage dorée. Et elle m'invite à son appartement, rue Pierre-Guérin. Beau deux-pièces, disposant d'un long balcon ensoleillé, dans un immeuble contemporain de standing. J'éprouve tout de même quelque scrupule. Elle pas, semble-t-il. Nous y prenons des repas, nous y faisons l'amour, bien entendu. Très conventionnellement dans le lit, mais aussi enduits de savon dans la baignoire (dont la robinetterie exigerait quelque réinvestissement !). Je ne me résous cependant pas à rester y dormir…
   Au cours de ces visites au domicile, j'en apprends un peu plus sur Gérard P.
(39), l'artiste-séducteur de femmes du peuple !  Il a travaillé dans une société minière de Nouvelle-Calédonie et a été membre du Rotary Club de Nouméa. Son ex-femme et sa fille sont restées dans cette région du globe et résident en Australie. Il possède un autre appartement à la Grande-Motte et séjourne chez une tante très âgée, à Alès, propriétaire également de son appartement.
   Un jour, nous allons au Monoprix d'Auteuil pour lui acheter différents produits de première nécessité : de quoi écrire, des articles de toilette… Je la conduis à la gare de Lyon le lendemain matin, pour aller lui rendre visite à Valence.
   Mais tout a une fin. Enfin, heureusement pour lui !  Il recouvre un jour la liberté, moyennant le versement d'une caution (plus de 100 000 francs, je crois).

 
 De l'Hôtel Dieu à la Centrale
   Quelque temps après, Lucie, qui se plaint souvent d'une douleur d'un côté du dos et en a fait d'ailleurs part aux médecins l'entourant, apprend lors d'examens, la présence d'un kyste sur l'un de ces reins. Elle subit une intervention chirurgicale à l'Hôtel Dieu. Je lui rends, bien entendu, visite dès le premier jour et ne peux éviter une rencontre avec Gérard que je salue d'un bref "Bonjour Monsieur" avant de lui céder la place. N'est-il pas en effet redevenu le number one !  Et je m'arrange désormais pour venir plus tard, lorsque Lucie me téléphone, me signifiant que la voie est libre !  Après quelques jours, recouvrant déjà son bon appétit, je lui apporte quelques substantiels suppléments au menu de l'hôpital, tels que saumon fumé qu'elle adore, arrosés (mais oui !) d'une demi-bouteille de blanc sec. M'attardant bien au-delà des heures de visite, je quitte discrètement l'hôpital par les sous-sols dont elle m'a dévoilé les arcanes et à l'entrée desquels elle m'accompagne, nous faisant un geste de la main avant de nous quitter.
   Elle part ensuite à la maison de convalescence de l'Ermitage, rue de l'Est, à Clamart. Curieux hasard, je connais déjà l'endroit pour y être allé rendre visite à la mère de Solange qui y avait séjourné à la suite d'une fracture de poignet. Dès que j'ai un moment disponible, l'après-midi, je file là-bas pour l'emmener promener dans les bois de Meudon et même descendre dans le 15e pour de plus intimes rapprochements.
   Et un soir, après l'avoir quittée, je lui passe un coup de fil et quelle n'est pas stupéfaction de l'entendre me prier de la laisser tranquille, et d'en rajouter en me disant même regretter de m'avoir connu !  Odieuse. Mais vraiment odieuse. Je ne comprends absolument rien à ce soudain revirement, bien que je subodore la présence de Gérard à ses côtés. Et comme elle a évidemment beaucoup de choses à se faire pardonner, peut-être croit-elle utile de faire de la surenchère !
   Quoi qu'il en soit, je n'ai pas envie de replonger dans la déprime par des agissements de ce genre, de quelqu'un qui souffle sans cesse le froid et le chaud, manipule, ment… Plutôt que dépression, réaction. Et quel est le meilleur remède au vide, au désarroi, à la souffrance engendrés par le manque. Partir en croisade, à la quête du Graal…
   Après être allé rendre visite à une association, Horizons, à Boulogne-Billancourt, où j'avais surtout éprouvé le sentiment d'y rencontrer là un regroupement de tristes solitudes, je me décide à insérer une annonce dans les pages spécialisées de La Centrale des particuliers. Une annonce on ne peut plus sobre, sans adjectifs subjectifs, me contentant de me présenter (caractéristiques physiques, âge, profession, goûts…) et d'exprimer mes souhaits quant à la "moitié d'orange" que je recherche. Et après deux ou trois semaines de parution, je reçois plus de 120 réponses !  Sélection sans doute bien arbitraire, effectuée d'après l'apparence, la présentation de la correspondance, le type d'écriture…, mais surtout, évidemment, l'expression du cœur. Je m'emploie alors à convenir de rendez-vous, en fin d'après-midi, à la sortie des bureaux. Au rythme de un par jour environ, autour d'un pot de l'amitié, il m'est toujours agréable de rencontrer de nouvelles personnes, d'horizons tout à fait différents, avec qui je m'attarde plus ou moins à discuter des choses de la vie. Il me semble plus aisé qu'à vingt ans de juger de la personnalité de quelqu'un et surtout d'une véritable attirance ressentie ou pas. A la majorité de celles que je ne peux rencontrer, je m'applique à leur adresser un petit mot sincère de remerciement. L'une d'entre elles m'a particulièrement surpris, me disant, d'une grande écriture énergique, être une élue de la région du Nord !  Elle me confond peut-être avec Jacques… Séguéla !
   Au cours de ces rencontres multiples, j'ai deux aventures et une relation amoureuses. Je rencontre Jeannine une première fois Aux Trois obus, porte de Saint-Cloud. Petite femme châtain, comptable, veuve d'ingénieur. Puis je la revois incidemment au Club de l'Etoile où je retourne parfois danser. Après quelques danses collé-serré très explicites quant à nos intentions mutuelles, je lui donne un rendez-vous ultérieur chez moi, car ce soir-là, je dîne chez Solange. Malgré toutes ces tribulations, Solange et moi continuons en effet de nous voir régulièrement et passons nos dimanches ensemble. Jeannine passe donc une nuit chez moi, je la raccompagne et petit-déjeunons chez elle le lendemain matin à Boulogne-Billancourt. Bel et vaste appartement avec terrasse de verdure, situé dans une petite rue à proximité du rond-point Rhin et Danube. Curieuse mésaventure que celle qui lui est arrivée. Elle entretenait simultanément deux relations amoureuses, mais un jour, "ils" se sont rencontrés malencontreusement devant chez elle, en train de l'attendre !  Mauvais timing. Et depuis, traversée du désert… Quant à moi, je n'ai pas eu de coup de cœur.
   Je fais ensuite connaissance de Marie-Christine au Palais des Congrès, porte Maillot. Encore une petite femme (forcément, l'un de mes desiderata de mon annonce !), yeux bleus, profession médicale à l'Hôpital Américain de Neuilly, divorcée. Elle me rappelle un soir chez moi, m'invitant ex abrupto à venir partager une coupe de champagne. Pourquoi pas ?  Je la trouve déjà un peu guillerette dans son beau studio en rez-de-jardin avec terrasse dont elle est propriétaire (ainsi que d'autres appartements dans cet immeuble) rue Chardon-Lagache, dans le 16e. Puis elle m'emmène dans un restaurant chinois et thaï Le Phénix d'or, rue Jouvenet, où elle paraît avoir ses habitudes. Rentrés chez elle, nouvelles coupes de champagne. Tout à fait désinhibée, plutôt même entreprenante, la main exploratrice, les rôles sont inversés. En fait, ce n'est pas mal, non plus, d'être un objet sexuel !  Et elle m'invite à rejoindre une couche aménagée dans la loggia donnant sur le jardin. Où je m'emploie naturellement à cultiver sa rose jusqu'à complet épanouissement !  Malgré un ou deux rappels de sa part, je ne la revois pas. Peut-être le spectacle d'une femme alcoolisée…
   La lecture d'un longue et très spontanée lettre de deux pages, m'a incité à rencontrer Marie-José D.-M.
(40). Petite femme de 1,55 mètre, blonde aux yeux clairs, formes harmonieuses, poitrine généreuse, enseignante à l'Université et pratiquant le triathlon !  Nous buvons longuement un pot à l'angle de la rue de Rivoli et d'une rue proche de la place ce la Concorde. Semblant éprouver beaucoup d'intérêt mutuel, j'ai envie de prolonger cette conversation et l'invite à dîner dans un petit restaurant, signalé dans plusieurs guides, Lescure, rue de Mondovi, une minuscule voie reliant la rue de Rivoli et la rue du Mont-Thabor où elle habite. Au cours du repas, dans cette ambiance conviviale, s'amorce une amicale complicité et nos genoux se frôlent gentiment… L'accompagnant au pied de son immeuble, je m'apprête à la quitter en lui faisant une bise. Elle choisit de m'embrasser sur la bouche. Nous montons rapidement à son appartement prolonger ce baiser. Peu de temps après avoir refermé la porte derrière nous, nos vêtements tombent de-ci de-là, par enchantement, sur un canapé, par terre… Elle me conduit à sa chambre pour m'offrir les fruits de son corps. Extase. Ce n'est que plus tard, les sens apaisés que je découvre son grand et bel appartement dans un immeuble ancien classique, en plein cœur de Paris. Et aussi, un autre jour, son super vélo de compétition !
   Nous nous revoyons plusieurs fois. Je ne suis cependant pas bien dans ma peau et pas encore guéri de Lucie. Elle le sent bien, elle qui anime aussi des stages de développement personnel dans le cadre du célèbre institut Dale Carnegie, l'auteur, du best-seller mondial Comment se faire des amis ?. Et puis, bien que ma curiosité d'esprit me fasse m'intéresser à maints sujets et que, paraît-il, je sache "poser les bonnes questions", un océan nous sépare au niveau des connaissances, moi, simple SLEC (Sait Lire, Ecrire Compter, selon la fameuse terminologie de l'armée française!) et elle, docteur ès sciences !  Mais l'obstacle, pour moi, réside plutôt dans la différence estimée de nos revenus. Il me serait certainement difficile de m'aligner sur le standing que je crois être le sien. On a décidément toujours tendance à me confondre avec l'autre Jacques… Le grand communicateur, concepteur de la campagne La force tranquille pour François Mitterrand !
 
   Lucie et moi nous revoyons parfois pour un repas, prolongé ou non d'un câlin. Mais elle prend du poids. Bien marquée auparavant, sa taille disparaît. Son pouvoir de séduction aussi. Mais pas sa personnalité quelque peu "lucieférienne" !  Un jour, je sens de petites aspérités sur l'enveloppe d'un préservatif que, en cette période nomade, je porte par précaution dans la poche intérieure de ma veste. Et stupéfaction de constater qu'il s'agit de piqûres d'aiguilles !  Elle a dû profiter de mon absence, quelques instants, pour pratiquer ce geste qui, à l'ère du sida, n'est quand même pas bénin… J'ai aussi l'occasion de découvrir qu'elle explore ma boîte à lettres, m'exhibant, un jour, la lettre d'une femme répondant à l'une de mes annonces. En ayant en outre le toupet de me demander des comptes !  Et ma gardienne d'immeuble me confie qu'elle lui a demandé, un jour, si je recevais des visites féminines !… No comment.
 
   Au cours de cette période tourmentée où j'ai fort besoin de communiquer et d'utiliser le téléphone public, je suis assez exaspéré de l'état des cabines vandalisées par certains, pour y voler les pièces de monnaies, donc rendues inutilisables. Et un jour, en bas de l'avenue de la Grande-Armée, près de la Porte-Maillot, dans la cabine contiguë à la mienne, je vois un type en train d'opérer avec un tournevis, sans se biler le moins du monde. Il compte sur l'indifférence ou la crainte des gens. Ah oui !  Eh bien, tous les Français ne sont pas "des veaux", comme l'aurait déclaré Charles de Gaulle. Et ni une ni deux, je compose le 17 !  Quelques minutes suffisent pour qu'une escouade de policiers en civils l'encercle et le prenne en flagrant délit. Une cabine de sauvée !
   Cela me rappelle deux autres interventions du même genre de ma part.
   Rentrant une fois d'une pérégrination nocturne au drugstore Publicis de l'Etoile, et passant place Victor-Hugo, que vois-je ?  Un quidam en train de s'en prendre à une femme (surtout à son sac, semble-t-il) qui tente de se défendre à coups de parapluie !  Le type paraît déterminé et surtout d'un solide gabarit. Courageux mais pas suicidaire, je fonce dessus, pleins phares pour l'éblouir et klaxon à fond pour le déstabiliser. Réaction attendue effective. Il lâche prise. J'ouvre alors ma portière droite et crie à la femme : "Montez vite !". Bien que je n'aie pas le temps de me présenter, elle ne se fait pas prier !  Et aussitôt, direction le commissariat de police de la rue de la Pompe, où j'expose en quelques secondes la situation. Les policiers me demandent si j'accepte de les accompagner pour rechercher l'agresseur. Il n'a en effet pas eu le temps d'aller loin. Quelques minutes après, le reconnaissant, il est ceinturé et embarqué. Mais il ne faut pas moins d'une demi-douzaine d'hommes pour le maîtriser. Heureux que je n'aie pas eu la chevaleresque idée de porter, seul, assistance à cette personne qui, je l'apprends ensuite lors de notre déposition, se révèle être une arpenteuse du bitume de ce quartier chic !
   Précédemment, dans les années 1970, alors que j'étais chez Gaëlle, rue Lavoisier, j'aperçois d'une fenêtre, à la nuit tombée, des individus se déplaçant sur les toits. Pas une heure pour entreprendre des travaux !  Je compose en vitesse le 17 et décris la scène. Quelques minutes après, la police est sur place. Cavalcade, chute d'un des hommes au travers d'une verrière… Un est arrêté, un autre réussit à s'échapper. C'était effectivement des cambrioleurs qui tentaient de s'introduire dans l'immeuble par les lucarnes.
   Je m'empresse de préciser que je n'offrirais pas, pour autant, ma coopération à la police en dehors de délits relevant du droit commun, par exemple pour des faits de résistance à un occupant ou à une dictature. Me reste en mémoire la sinistre époque des dénonciations durant la Seconde Guerre mondiale.

 
 Renaissance
   Après cette chaotique année 1990, s'ouvre non seulement une nouvelle année, mais aussi une nouvelle décennie. Et peut-être une nouvelle ère !
   Effectivement, 1991 m'offre une surprise. Agréable. Le 12 janvier, je vais m'étourdir un peu les idées sur la piste de danse du Club de l'Etoile. Et à un moment, je ne tarde pas, aux premiers accords d'un slow, à aller inviter, assise sur une banquette au fond de la salle, une jeune petite blonde qui me répond assez impertinemment "Cela se mérite !". Oui, évidemment. Elle me trouve surtout déjà un peu hors d'âge. Je n'insiste pas. Puis commence un paso-doble. Une petite tape sur l'épaule, je me retourne. La petite blonde me demande : "Vous dansez ?". Et nous enchaînons les danses tout en échangeant quelques propos. Elle est spontanée, nature, son regard est lumineux… Nous semblons être sur la même longueur d'onde. J'ai rapidement très envie de m'asseoir près d'elle et je me surprends à passer mon bras derrière son siège. Un comportement inhabituel. Un geste instinctif commandé, je crois, par un sentiment naissant de tendresse. Bref, à l'issue de ce thé dansant, si je n'étais invité chez Solange, je la convierais tout de suite à dîner. Nous nous quittons après avoir échangé nos coordonnées. Elle s'appelle Monique, collaboratrice de la firme Guerlain aux Champs-Elysées, et, curieux hasard, habite dans mon quartier. En arrivant chez Solange, je lui fais part avec enthousiasme de cette rencontre.
   Quelques jours après, j'ai grand plaisir de recevoir, un soir, un appel de Boulogne. Elle est à l'hôtel et me dit aimer beaucoup cela. Un ton gai, plein d'optimisme… Je crois lui balbutier que… que j'aimerais partager ce plaisir avec elle. Ou quelque chose dans ce genre. Un peu prématuré, sans doute. Mais cela me vient comme ça, naturellement, comme si cela allait de soi !
   Rentrée à Paris, je l'invite à dîner. Elle me convie à prendre l'apéritif au préalable chez elle, rue Frémicourt. Nous écoutons quelques morceaux choisis et plus ou moins irrévérencieux, voire osés de Brassens, Serge Lama… Son côté anticonformiste, épicé d'un zeste d'impertinence, n'est pas pour me déplaire !  Nous allons ensuite à L'Amanguier, rue du théâtre, un restaurant au décor champêtre verdoyant. En sortant, je l'attire doucement vers moi et l'embrasse…
   Mais maintenant cela relève du domaine intime et également du présent. Il ne peut être question, à mon sens, de l'inclure dans une autobiographie qui, par définition, ambitionne de rapporter l'histoire d'une vie, mais avec le recul nécessaire. Sinon, il s'agit d'un journal. L'Histoire d'un pays figure dans les manuels d'histoire, pas dans les quotidiens !
   Je me limiterai donc à révéler que Monique s'avère une agréable compagne, facile à vivre, bien qu'énergique, directe et franche, sachant ce qu'elle veut (un trait, paraît-il, du signe du Bélier !). Positive, elle retient essentiellement la face ensoleillée des choses, préfère l'être à l'avoir, aime rire et chanter, me gratifiant de temps à autre d'une imitation de Jane Birkin ou de Barbara !  Elle ne se livre pas, non plus, à ces petits arrangements de vérité qui arrangent bien leur auteur. Sauf peut-être en cas de force majeure, comme tout un chacun se trouvant dans l'obligation de recourir au "pieux" mensonge, pour éviter de causer du mal à quelqu'un.
   Et moi qui reste toujours sensible à l'harmonieuse esthétique de la gent féminine, j'apprécie vraiment qu'elle ne manifeste pas cette intempestive et quasi maladive jalousie propre à tant de femmes. Et qui relève plus, je crois, de l'esprit de possession que de sentiment amoureux.
   Je dois juste dire que contrairement à moi qui n'ai que peu de famille, peu d'amis, et que je ne fréquente guère, mis à part quelques très proches qui me sont chers, Monique jouit d'un tissu familial étendu qui entretient des relations suivies au énième degré de parenté !  Et pour moi, vieux sanglier solitaire de la forêt ébrultienne (de Saint-Evroult !), je suis au début un peu anxieux, voire angoissé à l'idée de devoir faire connaissance de tant de monde. Et ce, d'autant plus, que tous ou presque ont un statut socioprofessionnel propre à m'impressionner encore davantage : cadres, chef d'entreprise, médecins, officiers, professeur… Mais je dois vite avouer que tous me réservent un très amical accueil, chaleureux même, au fil du temps. Ce qui ne fait que confirmer la réputation des gens du Nord qu'ils sont.
 
   Premières vacances ensemble en mai 1991. Nous partons à bord de ma toute nouvelle voiture, une Peugeot 205 Green d'occasion, 10 000 kilomètres au compteur, toutes les options (toit ouvrant, vitres électriques, radio Pionner…), achetée à un jeune couple de Maisons-Alfort pour 52 000 francs, d'une valeur de 75 000 francs un an plus tôt. Une bonne affaire !  J'ai revendu ma Renault 5, qui compte 120 000 kilomètres, pour 8 000 francs, aux gérants de la station de contrôle technique du boulevard Garibaldi, qui, devant le bon état de mon véhicule, m'ont proposé de l'acheter !
   Direction Bénerville, sur la côte normande, près de Deauville, où nous avons loué un studio dans un immeuble de style normand à colombages, par l'intermédiaire d'Interhome. Longues promenades à pied sur les plages, découverte du mont Canisy, escapade à Honfleur… Je respire à pleins poumons l'air marin, je me refais une santé, je réapprends à vivre !  Loin des turpitudes que j'ai pu subir l'année précédente.
 
   Début juin 1991, alerte santé !  Apparaissent pendant quelques minutes, en périphérie de mon champ visuel, des ondes lumineuses fort gênantes. Un peu à la façon dont le paysage, notamment l'asphalte de la route, semble "danser" l'été, sous une forte température. J'ai déjà éprouvé ce phénomène en 1984 et passé, au centre médico-chirurgical Villa Médicis à Courbevoie, un électro-encéphalogramme qui ne révélait aucune anomalie. Là, un examen de sang demandé par le Dr Russso, effectué par le Laboratoire d'analyses médicales du Dr Haas, rue de la Convention, le plus proche de chez moi, fait apparaître un léger dépassement du seuil maximal de cholestérol et de triglycérides. Un examen Doppler encéphalique, réalisé par le Cabinet Balard, rue du même nom, ne relève aucune anomalie. J'ai ultérieurement quelques récidives passagères de cette manifestation, qui s'espacent d'ailleurs dans le temps. Mais aucun des praticiens, ophtalmologistes compris, à qui j'ai eu l'occasion d'en parler, ne m'a fourni d'explication.
 
   Mi-juin de cette année-là, nous nous expatrions. Pas très loin, juste en Espagne, la Catalogne, sur la fameuse Costa Brava. Au lendemain d'une soirée étape dans un bel hôtel à l'entrée de Collioure, nous jouissons quelques heures du charme du port de pêche de Cadaqués. Parvenus à Roses, nous trouvons à louer, directement à un entrepreneur du bâtiment, une partie de sa maison ouvrant sur un jardin arboré et fleuri. Monique, maîtrisant déjà assez bien la langue, mène les négociations avec maestria !… Immense plage à Roses, mais l'eau encore frisquette me retient d'y plonger, contrairement à Monique qui ne s'avère pas une poule mouillée, mais en sort tout de même frissonnante, avec la chair de poulette !  Promenades le soir dans les rues environnantes d'un quartier tout à fait hispanique, loin de celui des touristes. Nous sommes complètement intégrés. En face de la maison subsiste un champ de céréales et nous assistons d'ailleurs, un matin, à sa moisson. Durant ce séjour, dans l'ombre bienfaisante du jardin, aux heures de grande chaleur de l'après-midi pendant lesquelles les autochtones se livrent à la sieste, je dévore un livre de plus de 350 pages en petits caractères, La mélodie secrète - Et l'homme créa l'univers, de Trinh Xuan Thuan (Folio/Essais, 1991), un bouquin d'astrophysique de vulgarisation passionnant. Mais tout de même assez ardu pour devoir y consacrer quelques jours de lecture attentive !  Quelques balades à proximité : Paradise Villas, Puig Rom du haut duquel nous découvrons l'ensemble de la baie de Roses et, notamment, du port de pêche, Canyellas, une accueillante cala où nous allons déguster, un soir, une copieuse paella, tout en observant l'incroyable défilé d'une armada de chalutiers prenant le large !
   Ce n'est que lors d'une soirée étape au Pont de Garabit, dans le Cantal, à l'hôtel Beau site, disposant d'une piscine chauffée, que je peux m'offrir quelques longueurs de dos crawlé. Ce qui peut faire lever le doute de Monique quant à mes capacités natatoires (!) que je n'ai pas encore eu le loisir de lui démontrer.
 
   Septembre 1991, nous descendons sur "la Côte", comme disent les Parisiens un tantinet snobs (car, bien sûr, ils n'en connaissent qu'une, celle d'Azur !). Nous allons chez des cousins de Monique, aux Issambres, dans le Var, dont je fais connaissance à cette occasion et qui nous hébergent au rez-de-chaussée de leur villa. Séjour et promenades au milieu de la nature, séances de natation, souvent deux fois par jour, dans une eau à température idéale pour moi qui n'aime pas l'eau froide. Visite de Roquebrune-sur-Argens et retour par une petite route sinueuse passant par le col de Valdingarde, dans le décor désolé de la forêt ravagée par le feu. Rencontre inopinée sur la plage de Jean-Paul Le Hir, mon collègue de bureau, qui nous invite un soir à prendre l'apéritif à sa villa héritée de ses parents, au Val d'Esquières. Rencontre également, lors des courses, d'un ex-collègue, Daniel Judalet, accompagné de sa femme Colette, ami de Jean-Paul et aussi de mon ex-collègue Alex Martin dont il avait d'ailleurs repris le poste lors de son départ. Après avoir vendu les deux maisons qu'ils avaient superbement restaurées à Germainville, en Eure-et-Loir, Daniel et Colette se sont installés définitivement près de là. Décidément, Solvay me poursuit !


A suivre : De la terre aux étoiles - Je me raconte - 9
 

 

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